textes de denis bourgeois / article (littérature) / Louis-Ferdinand Céline


Injonction, conjonction, disjonction


 

Il n'y a rien à admirer, a dit Reger, hier, rien, rien du tout. Parce que le respect et l'estime sont trop difficiles pour les gens, ils admirent, cela leur coûte moins cher, a dit Reger. (1)

 

Le terme de littérature est une nébuleuse qui se déploie au travers d'un corpus polymorphe. A tel point que ses potentialités encore inexplorées peuvent nous paraître quasiment inifinies. Comment, dès lors, se risquer à en isoler une partie délimitée et vouloir lui assigner une valeur générale ? Autrement dit, comment espérer atteindre une compréhension globale de la question de la littérature là où nous n'avons jamais affaire qu'à une infinité d'expériences singulières et incommensurables les unes avec les autres ? Laissons la réponse à cette interrogation en suspens et partons d'un terme - le style - qui semble un des qualificatifs ordinairement apposé à cette nébuleuse ; partons donc d'une définition que nous en propose Louis-Ferdinand Céline :

"J'en reviens à ce style. Ce style qui est fait d'une certaine façon de forcer les phrases à sortir légèrement de leur signification habituelle, de les sortir des gonds pour ainsi dire, les déplacer, et forcer ainsi le lecteur à lui-même déplacer son sens. Mais très légèrement ! Oh ! très légèrement ! Parce que tout ça, si vous faites lourd, n'est-ce pas, c'est une gaffe, c'est la gaffe. ça demande donc énormément de recul, de sensibilité ; c'est très difficile à faire, parce qu'il faut tourner autour. Autour de quoi ? Autour de l'émotion.

Alors là, j'en reviens à ma grande attaque contre le Verbe. Vous savez, dans les Ecritures, il est écrit : "Au commencement était le Verbe." Non ! Au commencement était l'émotion. Le verbe est venu ensuite pour remplacer l'émotion, comme le trot remplace le galop, alors que la loi naturelle du cheval est le galop ; on lui fait avoir le trot. On a sorti l'homme de la poésie émotive pour le faire entrer dans la dialectique, c'est-à-dire le bafouillage, n'est-ce pas ? Ou les idées. Les idées, rien n'est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d'idées, il y en a quarante volumes, énormes, remplis d'idées. Très bonnes, d'ailleurs. Excellentes. Qui ont fait leur temps. Mais ça n'est pas la question. Ce n'est pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style." (2)

Ce texte a au moins le mérite de nous plonger pleinement dans la pratique effective du littérateur. En quoi consiste-t-elle ? "à forcer les phrases à sortir légèrement de leur signification habituelle... c'est très difficile à faire, parce qu'il faut tourner autour. Autour de quoi ? Autour de l'émotion." Cette émotion dont Céline nous dit qu'elle précède les idées ("Au commencement..."), "idées" qui sont le synonyme de "bafouillage".

L'avantage de cette définition de la littérature de Céline, c'est sa radicalité ; il y oppose "poésie émotive" à "dialectique", autrement dit littérature à philosophie. Pourtant, s'il ne s'agit que de faire sortir les phrases de leur signification habituelle, "et forcer ainsi le lecteur à lui-même déplacer son sens.", ce pourrait être tout aussi bien une caractéristique de la pratique philosophique. Alors ? Alors, le terme discriminant semble être celui d'"émotion" ; la littérature, ça sert à "tourner autour de l'émotion". Comment s'y prend-t-il lui-même ?

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Disjonction

Le cas-Céline est devenu une figure de rhétorique de la "réflexion" sur les rapports entre l'oeuvre et l'homme ; figure rhétorique d'autant plus exemplaire qu'elle s'enclenche de trois fois rien : une "ordure" et une oeuvre "géniale", tout réside dans la conjonction ; cette "ordure" pourrait être n'importe qui, l'oeuvre, pareil, n'importe quelle oeuvre, pourvu qu'elle soit "sublime" ! si bien que personne ne se soucie même de ce contient l'oeuvre, ni de ce qu'était l'homme, on tient les deux extrêmes de la figure rhétorique pour acquises, et il ne reste plus qu'à deviser sur la question d'un point de vue général.

S'il ne s'agissait que de résoudre une telle contradiction, pas besoin d'aller chercher bien loin, il suffirait de poser que l'auteur d'une oeuvre adulée doit pouvoir s'idéaliser sans poser trop de problème, que s'il a été capable de nous faire tant "jouir" par ses écrits, eh bien il faut qu'il laisse un rien de place pour pouvoir cristalliser notre admiration autour de sa figure ; par contre, si l'on a affaire à une crapule, et des plus tranquilles, il est alors besoin d'opérer tout un tas de contorsions pour rendre cette figure un peu aimable. Si fait qu'à partir du moment où l'on "admire" une oeuvre, on trouvera toujours le moyen d'idéaliser l'auteur de cette oeuvre suffisamment pour que le plaisir qu'on a à le lire ne soit pas rendu trop pénible. Cela peut même passer par un peu de forclusion, le plaisir n'est pas à ça près !

Car voilà le nerf de la guerre, qui n'est pas à même de débander tant qu'on n'aura pas délié cette petite conjonction que j'évoquais d'entrée de jeu : "et", ET le plaisir, ça compte pour rien ?! faut-il donc que je désinvestisse mes sources de satisfaction, de contentement, de délectation, ceci parce qu'un monsieur a eu la faiblesse de baver un peu en écrivant ?! Parce que voilà à quelle "extrémité" nous oblige cette figure rhétorique : transformer une conjonction en une autre : comment "et" devient "ou" : l'oeuvre ET l'homme, c'est-à-dire : OU le plaisir, OU la morale. Notez qu'on n'a pas levé un lièvre, c'est ce qui fait la force de ce "cas"... de figure ! On condense tout entier LE "problème de l'humanité", celui-là même qui a donné lieu au premier livre, LE Livre, celui qui a donné lieu à tous les autres livres. Donc le coeur et de la littérature et de l'existence humaine, tout est lié, tout est là, on avance en terrain sur-(déter)miné ; on pourrait même rendre la chose encore plus inextricable si l'on se souvient de la propre position célinienne concernant "Les Ecritures" : "Alors là, j'en reviens à ma grande attaque contre le Verbe. Vous savez, dans les Ecritures, il est écrit : "Au commencement était le Verbe. "Non ! Au commencement était l'émotion.". (3) D'une religion à l'autre, d'un Livre au dernier des livres, voilà qu'on traverse et les siècles et l'Histoire pour ressasser la même impossibilité dans la conjonction (et/ ou), à supposer donc qu'il est réellement trop dangereux de trancher un noeud, gore ou dien ou pas, la Loi est toujours aussi effroyable, et le sexe des anges étrangement fluctuant.

Revenons à nos moutons. Cette conjonction est plus résistante dans son impossibilité que toutes les tentatives pour la délier et la dépasser, et pour cause : le plaisir est bien plus "résistant" à devoir se cacher. Rien de nouveau sous le soleil. La chose peut se nouer à l'infini, on sait maintenant pourquoi, mais n'est-il pas temps de dégonfler ce qui n'est jamais qu'une vieille baudruche remplie de vent et de vide ?

Faisons le bilan, "l'état de la question", quelles sont les opinions présentes sur le marché de la littérature aujourd'hui ? la guerre et l'épuration sont trop loin, la passion retombée, persiste une vague excitation purement intellectuelle : d'un côté les adorateurs des trois points et de la petite musique, prêts, le cas échéant, à demi-mots, à con-céder un peu de crapulerie sur le dos de l'homme, de l'autre une rumeur vague, qui va vers sa dissipation, et qui préfère ne pas ouvrir l'oeuvre en question pour ne pas risquer d'être emporté par la "beauté" du style, autrement dit nous sommes presque à l'orée d'un consensus huilé par les publications continuelles sur le sujet qui intègrent une autoflagellation douce sous le refrain de : "qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse à la fin des fins !", "il faudra bien qu'on s'y habitue !", "c'est comme ça, une bonne fois pour toutes !" Le tout subsumé par un Sollers citant Flaubert à l'appui (On n'a rien à moins !) : "Est moral ce qui est beau". La phrase étant d'autant plus définitive que le "Beau" est, comme on le sait depuis des lustres, indéfinissable. C'est imparable, non seulement parce que le cas est tellement sur-investi de déterminations que s'y joue toujours autre chose que le problème réel concernant Céline et son oeuvre, mais aussi parce qu'il se place tellement au coeur de l'écriture et de sa transmission qu'il ne peut qu'être un point noir, un point aveugle, celui qui risque de dévoiler que la littérature n'est qu'une pure question de jouissance, et qui ne croit perdurer qu'à condition de rester caché.

Donc, on sait que la conjonction n'est là que pour en cacher une autre, celle de la jouissance et de la morale, reste les deux termes séparés : l'homme, l'oeuvre. De l'homme, il serait inutile d'en dire autre chose qu'un pas vu pas pris, ou plus exactement, comme les Allemands : pas pris pas pendu ! Autant dire qu'il y a prescription. De l'oeuvre, il ne serait guère possible de ne pas y voir l'événement majeur de la littérature française au vingtième siècle (à supposer qu'une telle formulation veuille dire quelque chose). On en est donc réduit à ressasser l'impasse d'une conjonction impossible. A moins de se glisser dans l'entre-deux, de l'oeuvre et de l'homme : quelque chose qui n'est ni l'une ni l'autre mais un peu des deux, ça existe, pas besoin d'aller chercher midi à quatorze heures, en appendice, si je puis dire, de l'objet du culte (et qui l'était déjà pour Céline lui-même sur ses vieux jours), tout simplement dans les inévitables pages de notes, notices, variantes d'un volume lambda de la collection de la pléiade, point de passage obligé de toute canonisation. (4)

Farfouillons donc dans l'entre-deux, fin de volume, l'entretien avec Albert Zbinden, ça n'est pas les pamphlets, ça n'est pas l'oeuvre à proprement parler, ça n'est l'homme que dans ce qu'il veut bien nous en dévoiler, voilà notre point de départ, diffusé par Radio-Lausanne le 25 Juillet 1957 sous le titre L'homme au bout de la nuit :

"je me suis imaginé les causes de la guerre [en 1937] que j'ai attribuées à certaines sections... [...] Peut-être que j'ai accroché une secte [pour ceux qui ne sauraient pas de quoi il parle, la secte en question ce sont les Juifs] qui n'était pas si déméritante que je l'ai dit, peut-être... mais la preuve est à faire, elle se fera par l'histoire." (5)

"Alors que je n'avais qu'à rester ce que je suis et tout simplement me taire. Là j'ai péché par orgueil, je l'avoue, par vanité, par bêtise. Je n'avais qu'a me taire... Ce sont des problèmes qui me dépassent de beaucoup." (6)

Les deux fragments que nous venons d'extraire, iraient plutôt dans un sens de repentir, Céline avoue s'être trompé, du moins reconnaît-il : "Ce sont des problèmes qui me dépassent de beaucoup". Si ce n'est cette dénégation indicielle en final du premier passage : "mais la preuve est à faire, elle se fera par l'histoire", phrase redoublée à un autre endroit : "Moi je n'ai rien à me repentir de rien du tout. Je n'ai jamais été partisan de ceci cela. J'étais partisan de l'armée allemande parce qu'elle maintenait la paix en Europe, en France en particulier, et [l'aidait] à conserver ses colonies. Mais c'est tout. Qu'on me prouve le contraire." (7) Ou cette autre : "Mais je n'avais aucun intérêt [à défendre les Allemands]. C'était uniquement sacrificiel. Je me sacrifiais pour mes semblables... " (8) Aggravé par cette autre : "le Suez ne bougeait pas, l'Indochine ne bougeait pas, l'Algérie ne bougeait pas, ni le Maroc, ni la Tunisie. Tout le monde restait en place. Ca, il suffisait simplement d'envoyer un bataillon de la Légion régler tout. Tandis que maintenant, tous ces gens-là ont appris que nous étions faibles. Et dame, dans l'histoire de l'humanité, on n'a jamais beaucoup ménagé les faibles, qu'on l'ait dit ou non. C'est là que je voyais l'armée allemande utile, le gendarme allemand. Voilà tout. C'est simplement ça. Je me suis peut-être trompé. Je ne demande pas mieux. Je ne discute pas. Moi, je suis au bout du rouleau." (8)

On s'épargnera tout commentaire, le texte est suffisamment explicite. On admettra ce "au bout du rouleau", Céline n'y touchera plus, il se plie aux raisons des autres, même s'il ne manque pas de rappeler sa "privauté", son quant-à-soi : "je ne renie rien du tout... je ne change pas d'opinion du tout... je mets simplement un petit doute, mais il faudrait qu'on me prouve que je me suis trompé, et pas moi que j'ai raison." (9) Précédé de la reconnaissance implicite que, finalement, il l'a échappé belle et qu'il n'est plus question de risquer quoi que ce soit : "Je dis que j'aurai bientôt soixante-cinq ans, j'aurai la retraite des médecins, 200 000 francs par an, et que mon Dieu je resterai bien tranquille... je serai parvenu tout de même à passer à travers la plus grande chasse à courre qu'on ait organisé en Histoire... c'est déjà pas mal !..." (ibid). Minoré d'un retour à la geignardise avec contrepoint en forme de suicide potentiel : "Ceci pourrait fort bien arriver [que je me suicide], c'est une question que j'envisage assez calmement. C'est une question de gaz, d'électricité, de haricots. Je mange très peu. Je bois de l'eau depuis toujours. Je ne fume pas. L'ascétisme m'est naturel. [...] Je ne consomme pas. Mais tout de même, même en consommant très peu, la vie coûte très cher. Alors si la vie augmente beaucoup, les ressources n'augmentant pas beaucoup..."

Confrontons ces bribes à d'autres propos plus "littéraires" : "Alors on dit : les romans de Céline, c'est agaçant, c'est crispant, etc. : parce que ce n'est pas dans le style du bachot, dans le style admis, le style du journal habituel, le style de la licence." (10) Et : "Mais c'est une horreur, c'est un malfaiteur, il faut le tuer ! Eh bien, ils pensent encore ça de mes livres, évidemment." (11)

Autrement dit, son travail c'est l'écriture, qui demande un investissement énorme (ce dont personne n'ira douter), auquel il a consacré sa vie, et duquel il n'a récolté que des ennuis, si même la haine qu'il sent autour de lui ne vient pas, justement, de ce travail de forçat (tous ceux qui connaissent l'oeuvre de Céline savent que je ne déforme pas d'un iota les idées délirantes de celui-ci).

Autrement dit et selon lui : il n'est coupable de rien, il n'a peut-être pas eu raison, mais il n'a peut-être pas non plus eu complètement tort, "ça reste à démontrer", et en plus, si on le hait, c'est en fait à cause de son écriture. D'ailleurs : "Les idées, rien n'est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d'idées, il y en a quarante volumes, énormes, remplis d'idées. Très bonnes, d'ailleurs. Excellentes. Qui ont fait leur temps. Mais ça n'est pas la question. Ce n'est pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style." (Ibid.)

On atteint le comble du paradoxe : les idées sont vulgaires, mais il faudrait lui démontrer qu'il a tort, "et pas moi que j'ai raison" (dixit). En clair, Céline nage en pleine confusion, traversée de délires persécutifs plus ou moins feints pour mieux masquer sa responsabilité morale défaillante, il insulte tout le monde de son camp retranché de Meudon, suivant à la lettre l'adage napoléonien selon lequel l'attaque est la meilleure défense ; et si, en cela, il n'impressionne plus aujourd'hui personne, il n'en a pas moins coulé des jours tranquilles sans jamais avoir lié la question de la responsabilité d'une autre manière que celle que nous venons de décrire.

Que vient-on de démontrer ? qu'un homme, mis face à ses défaillances, n'a rien trouvé d'autre à faire qu'à les esquiver, c'est à dire qu'à se les enfoncer un peu plus profond en lui-même, là où on n'ira pas le chercher ? tout cela est bien commun, l'auteur de ces lignes réagit-il autrement quand il se sentira traqué ? S'il était question de rendre exemplaire la misère humaine, on était sûr de sa "démonstration". Surtout quand cette misère est justement le domaine de prédilection de l'écrivain en question...

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Conjonction

Passons à l'oeuvre maintenant. Prenons L'Eglise, par exemple, sans doute écrite en 1927, pendant théâtral du Voyage, cette pièce soulève le voile de manière beaucoup plus patente que les romans. Demandons-nous d'abord ce qu'il en est du Céline-dramaturge. La réponse est immédiate : il n'est pas (12). L'Eglise est un pâle ersatz du Voyage, un succédané où la luxuriance et l'invention continuelle, si caractéristique de la langue célinienne, sont presque totalement absentes.

Ceci ne tient pas au fait que Céline soit incapable d'une construction dramatique pour la scène, non, ça tient à l'originalité même de son système narratif : il y a très peu de dialogue chez Céline, on est toujours dans un monologue intérieur, même s'il arrive que ce ne soit pas celui du narrateur ; la voix, justement parce qu'elle ne vient à la parole que dans la violence, cette voix étouffée par la misère de vivre, reprend les plis intérieurs de son propre refoulement. C'est peut-être là que se situe une des arêtes les plus fécondes de toute narrativité, c'est à dire de toute écriture romanesque : l'écriture décharge la parole ravalée. C'est pourquoi Céline, extrémiste de la prose, ne pouvait pas être un dramaturge.

Par contre, de cette indigence, le Céline-"penseur" se met beaucoup plus à nu, lui qui répétait continuellement que ça ne l'intéressait pas "les idées, les messaaâges", s'avère un penseur de la misère humaine catégorique : Plus rien ne tient face à la maladie, à la pourriture des entrailles, à l'affaissement des chairs de danseuses, à la mort et à cette existence de crève-la-faim. Cette vaste désespérance, cette impuissance radicale est, elle aussi, anti-dramatique. La scène reste vide, il n'y a rien à faire. On a beau changer de décor, passer d'un continent l'autre, tout demeure vain. A quoi bon, dès lors, empêcher Pistil de parachever sa cirrhose ?

Car au fond, Céline le dit, il n'y a rien à expliquer ; tant qu'on est jeune et bien portant il n'y à rien à comprendre, et dès qu'on est trop atteint il ne sert plus à rien de... C'est dit dans la pièce : la capacité scientifique est proportionnelle à la peur qui nous habite.

Il faut déplier la pensée célinienne : c'est une pensée trop humaine pour la cantonner à un "malheureux" dérapage (mais pourquoi, alors, avoir "accroché une secte" ?) Pourquoi, en effet, ne pas étaler son impuissance face à un monde qui nous échappe résolument ? Personne n'est vraiment dupe de ce qui se cache derrière les certitudes de chacun ; L'Eglise dévoile que la structure célinienne n'est pas qu'une question de "style" : il s'agit d'une option radicale, celle d'un désespoir sans rémission aucune, un désespoir contre lequel on ne peut rien ; toute poussée d'énergie, de quelque ordre qu'elle soit, doit être traitée pour ce qu'elle est, à savoir une erreur totale, une vague gesticulation d'un cadavre qui s'ignore (Il suffit de se souvenir des titres mêmes de ses livres: ...au bout de la nuit, Mort à crédit, Guignol's band, Rigodon).

Rappelez-vous encore ce que Céline dit de l'argot (13) : c'est la seule chose qui reste à l'ouvrier, au miséreux, au moins que rien, pour engueuler son patron. Encore une fois on retrouve l'invention langagière comme contrecoup du refoulement ; c'est bien parce que la réalité ne peut pas se dire, parce qu'elle est trop flagrante, parce qu'elle laisse sans voix, qu'un système de défense la rend dicible à l'intérieur, la tisse tant et si bien que, du fond de la plus grande détresse, de l'incapacité à dire le monde, surtout de l'incapacité à dire l'exploitation, surgit une "volubilité" qui, par ses tours et détours, finit par exprimer tout ce qui était interdit, et même beaucoup plus, et même tellement qu'elle en oublie ce qui l'avait rendu muette.

Si bien que la conjonction entre l'oeuvre et l'homme se situe précisément dans cette proto-pensée de la misère de vivre, proto-pensée qui engendra aussi bien le Voyage, son pendant théâtral, les pamphlets, ou la fuite à travers l'Allemagne en passant par Sigmaringen ; proto-pensée qui n'explique nullement la puissance de la prose célinienne (14) mais qui tente d’en justifier après coup la nécessité : "Encore au début, tout début, je fredonnais¼ je me disais ça sera de l’Operette !¼ J’aurais eu tellement moins d’ennuis !¼ mais par timidité sans doute, le manque de relations j’en suis demeuré au libretto… et puis de rudesse en rudesse voilà trois mille portées qui tournent prose !… et de prose en prose, plus triste ! toute noire ! roman ! Vous voyez cette dégringolade ! Alas, vous connaissez la suite ! De mal à l’aise en pire en pire, de jurons en tonnerre de Dieu, c’est tourné l’infamie finale, martyre, grossièretés !… Donc pas question que j’égale Marc ! Scandaleux drôle vomi ? Et puis ? pendu ? alors ?" (15)

Le glissement de l’écriture à la prose, et de la prose à la pendaison est une manière comme une autre d’occulter la question de la responsabilité morale ; dans ce registre là, cette méthode vaut ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pas grand chose. Elle en devient même le rappel d’une mauvaise foi médiocre (16). Il n’en reste pas moins que ce glissement a une autre teneur, qu’il faut bien distinguer. Il éclaire le processus à l’œuvre dans le travail d’écriture. Céline, en précisant qu’il n’a pas choisi la prose comme forme, indique surtout que c’est l’écriture, comme processus, qui l’a contraint, lui, au contenu final de l’œuvre. Radicalisant la logique flaubertienne, l’homme devient la trace d’un style toujours en progrès. C’est sans doute à cet endroit précis que la littérature de cette période, et en particulier celle de Céline et de Joyce, accomplit la révolution romantique en la dépassant.

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Injonction

Tout est là : "Lui, il veut jouir. La délectation. Il a le livre, il doit se délecter. Mon devoir à moi est de le faire se délecter, et à cela je m'emploie." (17) La jouissance de la littérature, selon Céline, est quelque chose qui convoque le plaisir à se décharger au cours de la lecture, et dans le souvenir qu'on peut en garder. Toute la littérature se joue dans cet espace inassignable de la jouissance. Quel espace ? celui d'une séduction, aussi variée elle-même que la tessiture charnelle de chaque corps. Tout est possible, du moins est-ce ce que l'on a intérêt à croire. La littérature est une machine kaléidoscopique se recomposant indéfiniment et obligeant le regard à se déporter, à se concentrer vers ce lieu du plaisir-déplaisir qui n'a d'autre localisation possible que le processus même de son déplacement.

Le mot est lâché, celui de "devoir" : la littérature, pour un écrivain qui se respecte, est une affaire en quelque sorte morale, il a le devoir de faire jouir l'autre, à cela il s'emploie, jour après jour, le long d'une vie : sa seule préoccupation étant la jouissance de ce "lui" ; mais quel est ce "lui" que Céline doit faire se délecter ? Le lecteur aurait-on tendance à répondre immédiatement. A qui s'adresse l'écrivain ? A un lecteur, forcément. Même si ce n'est qu'une entité abstraite, c'est à un lecteur potentiel que s'adresse l'écrivain. Seulement voilà, ce n'est pas n'importe quel lecteur, c'en est même un qui ne se réalise que dans ce "Lui" que Céline érigeait. Qui est-il exactement ?

Baudelaire le peint comme "hypocrite" et "semblable", son "frère" ; ce qui est une conjonction pour le moins étonnante. Est-ce à dire que l'écrivain ne se sentirait proche que de celui qui se dévoile dans son mouvement de fuite, là où justement il pourrait rejoindre, assigner, convoquer ? Mais convoquer qui et à quelles fins ? C'est que l'hypocrite n'est pas le menteur, ou alors est-ce un genre de menteur très spécifique, celui en qui on peut précisément déceler ce qu'il cache, ce qu'il cache étant simultanément ce qu'il donne à voir, parce que ce qu'il cache, c'est sa jouissance, du moins son signe qui prend le masque de l'hypocrisie dévoilée ; voilà le propos baudelairien déplié : Moi, l'écrivain, je t'interpelle, toi, lecteur, par le chiffre de ta jouissance, ce chiffre, tu attends que je le nomme, et c'est ce à quoi je m'emploie dans et par le livre.

Le mystère n'en est pas levé pour autant, il reste à éclaircir la raison pour laquelle l'écrivain (en l'occurrence Céline) a le devoir que jouisse "Lui" ? (essayez de le prononcer distinctement, ça donnera, une fois sur deux : que j'ouisse Louis. Passons). Donc, eh bien cette affaire de jouissance est une sorte de nécessité morale, un devoir, est-ce à dire qu'elle se présente sous la forme d'un impératif catégorique ? que la loi dans le coeur de l'écrivain peut s'énoncer en ces mots : "Jouis, Lui !" Tout cela, pour le moment, conserve son obscurité par l'insistance avec laquelle ça n'en vient qu'à se répéter. Et pourquoi ne pas laisser "Lui" à sa jouissance que nous avons reconnue à travers l'hypocrisie sous laquelle elle se lisait ? Si la "morale" célinienne ne se laisse pas dé-Kant-er, c'est peut-être pour la raison que nous avons prolongé une confusion qui empêche de la saisir : ce "Lui" n'est "semblable" au lecteur que dans sa plissure d'un chiffre porteur, soi-disant, d'un déclenchement de jouissance, cette similarité établie, peut-être n'a-t-il plus rien à faire avec aucun lecteur concret ou abstrait, passé, présent ou à venir, peut-être n'en a-t-il que faire de ce lecteur impossible, qui est le dernier des soucis d'un homme reclus dans son fortin de Meudon, tout occupé de ses pinces à linge et de l'avancée de ses manuscrits ? (Cela dit sans vouloir ajouter une nouvelle opprobre à un auteur qui s'en est revendiqué comme le spécialiste : "Je ne me suis pas tu en 37 ou en 38. Je n'avais qu'à me taire, on me laissait bien tranquille. Je me suis mis dans une histoire bien horrible, et cela m'a valu un détachement et une hostilité totale, mon Dieu, dans laquelle je suis mandarin si vous voulez, de l'opprobre, puisque je vois actuellement des gens qui sont considérés comme collaborateurs qui me honnissent absolument et qui reprennent les mêmes calomnies que les partisans de M. de Gaulle ou de Monsieur..., résistant quelconque. Je suis isolé pour ainsi dire. Isolé, c'est pour être plus en face de la chose. J'aime beaucoup l'objet. Ce n'est pas beaucoup apprécié à l'époque où nous sommes. On s'occupe beaucoup plus de la personnalité que de l'objet. On est personnaliste, de même qu'on est verbaliste. Ce n'est pas mon cas. Alors je suis un travailleur de la chose en soi." (18)

Cette dernière citation est tellement riche qu'elle dévoile à elle seule presque toute l'articulation de notre question initiale. Mais nous nous contenterons, pour le moment, d'achever notre réflexion concernant la place du lecteur pour l'écrivain : Disons pour généraliser que le lecteur n'existe pour aucun écrivain (19), et que s'il lui faut, à un moment donné, investir ce mot, celui de "lecteur", ce sera toujours au risque que quelqu'un s'y retrouve (ce que je ne souhaite pas à mon pire ennemi, à moins qu'il ne soit que mon "frère" selon Baudelaire, mon rival dans un procès que j'intente à qui le prénom (Céline) est devenu ma charge...).

On aura donc compris que le lecteur n'existe pour l'écrivain que comme opérateur fonctionnel, il est celui avec qui on ne cesse de négocier le fait de ne jamais avoir à le rencontrer.

Mais finalement, pourquoi faudrait-il nécessairement assigner une place à ce "Lui", peut-être est-il précisément ce manque de place ? Ce qui permettrait, du même coup, de mieux comprendre l'injonction : Jouis ! Le travail de l'écrivain consistant justement à nommer la place de ce qui n'en a pas, savoir : la jouissance. De lui donner, non pas même une place mais sa trace dans des mots.

Mais pourquoi l'écrivain aurait-il le devoir de traquer la trace de ce qui n'a pas de place ? pour lui en faire une, de place, à cette jouissance qui n'en a pas ? et ce serait le livre, l'oeuvre ? Nenni. Pas du tout. Aussi intense que soit le travail (et c'est le cas pour Céline enfermé dans sa villa de Meudon à peaufiner son texte et à boire de l'eau), aussi véritablement énorme que soit l'énergie mise en oeuvre, l'écrivain reste autant en manque de place pour cette jouissance après avoir terminé l'oeuvre qu'avant de l'avoir commencée, et même sans doute encore plus après ; car l'écrivain n'est pas un "sage", ce n'est pas un philosophe qui, de cette vaine tentative, aura au moins tiré le savoir que la traversée, celle d'une vie, fut inattendue, et que le silence qui l'habite à l'orée de la mort est certainement ce bruissement ineffable de ce qu'il a tant cherché, non ! l'écrivain continue jusqu'au bout à vouloir faire jouir quelque chose ou quelqu'un qui ne lui donne jamais suffisamment à entendre ou à voir les manifestations de son plaisir. L'écrivain ne peut jamais être satisfait ; s'il a conscience de cette impossibilité, cette conscience n'est qu'une entrave à la poursuite de son travail. Et voilà pourquoi ce travail prend la forme d'un devoir : c'est qu'on ne peut se soustraire à cet impératif alors qu'on connaît sa facticité. "Jouis !", de mon effort, "Lui". Et, il faut bien avouer que Céline est celui qui y réussit entre tous, lui qui nous impose jusqu'au rythme de la lecture par la précision de ses articulations, d'un mot au suivant. (20)

Donc, cette injonction à la jouissance est remplie parfaitement par Céline, le plus respectueux de la "morale littéraire" de tous les écrivains qui jamais seront. Seulement voilà, si "Lui" a été joui, Céline, lui, en a plutôt sué, autant dire qu'il n'y a pas trouvé du tout son pied, ça l'a assommé magnifiquement : "Souvent les gens viennent me voir et me disent : "Vous avez l'air d'écrire facilement." Mais non ! Je n'écris pas facilement ! Qu'avec beaucoup de peine ! Et ça m'assomme d'écrire, en plus." (21)

Cette injonction (à la jouissance) a, en effet, la même structure que l'impératif catégorique en ceci qu'elle n'est pas du tout jouissive (même quand elle "oblige" à faire jouir), et en cela qu'elle s'impose performativement par la puissance même de son énonciation. Souvenons-nous d'un de ces exemples atroces de mise en application de l'impératif catégorique que Kant nous dépliait au regard : si un ami recherché vient se réfugier chez toi, et qu'on sonne à ta porte pour le réclamer, dois-tu avouer sa présence en ta demeure ? et Kant de répondre : quelles qu'en soient les circonstances (ça veut dire : qu'il soit coupable ou non, que l'autorité en question soit "juste" ou tyrannique), tu (te) DOIS (de) dire la vérité, autrement dit : livre ton ami (!) Ce qui nous intéresse, nous, c'est l'origine de la puissance d'une telle injonction, celle qui "oblige" à livrer un ami comme celle qui "oblige" l'écrivain à faire jouir "Lui". D'où tire-t-elle son caractère performatif et surtout catégorique ?

Revenons sur un aspect d'une phrase de Céline que nous avons citée mais sans en prendre la mesure : "Alors je suis un travailleur de la chose en soi." Nous avons déjà introduit l'impératif catégorique, voilà qu'une deuxième notion kantienne, et des plus centrales, vient se glisser dans le texte de Céline : "la chose en soi". Les deux notions seraient-elles aussi liées dans l'univers célinien qu'elles le sont chez Kant ? Rappelons que, chez ce dernier, c'est parce que la réalité est inconnaissable (la chose en soi) que la raison doit se "donner" des commandements impératifs pour fonder la morale. Peut-être en va-t-il de même chez Céline ? : c'est parce que la chose en soi est inconnaissable qu'il faut la travailler (la faire jouir) par les mots ? Certes, mais si, dans le cas de Kant, le caractère impératif (et même impérieux) se justifiait par la nécessité de fonder une morale, en va-t-il de même pour "fonder" une écriture, un livre, une oeuvre ? On peut comprendre que la morale, bon, c'est une affaire sérieuse, il s'agit de ne pas se tromper en la construisant, et une fois qu'on a établit les règles, il devient interdit d'y contrevenir, mais l'écriture, elle, est conçue (par Sartre) comme la liberté de l'auteur, voire plus généralement comme sa "fantaisie", pourquoi y mettre à son fondement un impératif aussi drastique que -Jouis !- ? Et comment la jouissance pourrait-elle être une contrainte coercitive ?

On est là au coeur même de la question de l'écriture. Reprenons une dernière fois, une bonne fois pour toutes, l'ensemble de nos données qui se présente sous la forme d'une suite de conjonctions et de disjonctions impossibles : l'homme et l'oeuvre, l'écrivain et "Lui" (qui n'est donc jamais le lecteur), le devoir et l'inassignable, la morale et la jouissance. A vrai dire, il importe peu de savoir d'où provient cet autre qui se présente à l'écrivain comme une injonction impérative, il suffit de savoir que des écrivains aussi différents que Flaubert, Mallarmé, Kafka, Proust, Joyce, Céline sont criblés par cet impératif. Et il faudrait bien se garder de croire (à l'instar de Bataille) qu'il suffit de se le donner pour être soi aussi écrivain, car cet impératif n'a rien d'un procédé, c'est une obligation dont la localisation est impossible et qui a le même caractère compulsif que l'idée compulsionnelle ou délirante.

Impératif ou compulsion ? : "J'en reviens à ce style. Ce style qui est fait d'une certaine façon de forcer les phrases à sortir légèrement de leur signification habituelle, de les sortir des gonds pour ainsi dire, les déplacer, et forcer ainsi le lecteur à lui-même déplacer son sens. Mais très légèrement ! Oh ! très légèrement ! Parce que tout ça, si vous faites lourd, n'est-ce pas, c'est une gaffe, c'est la gaffe. Ca demande donc énormément de recul, de sensibilité ; c'est très difficile à faire, parce qu'il faut tourner autour. Autour de quoi ? Autour de l'émotion." (22)

Compulsion qui consiste à "tourner autour", de l'émotion certes, mais c'est le tourner-autour qu'il faut ne pas manquer dans ce passage ; parce que l'émotion, Céline nous le dit lors d'une autre interview, il s'en serait bien passé : s'il avait laissé tout ça tranquille (l'émotion), aujourd'hui il serait à la tête d'une belle clinique, et pas cassé comme il se retrouve en ce jour de la fin d'une vie, "au bout du rouleau". Bien sûr, il ne faudrait pas évincer la part d'ironie qui se trouve dans cette annonce pour le moins paradoxale venant d'un homme "pléiadé". N'empêche : il a tourné autour de ça, et ça l'a, pour le moins, un peu cassé, nettement fragilisé. Il aurait préféré laisser tout ça tranquille (ne pas ouvrir la boîte de Pandore), mais il a été pris par l'injonction et il a été obligé (contraint) de tourner autour.

Donc on a avancé d'un pas. On a vu que "Lui" (j'aurais peut-être dû souligner de surcroît que -lui- , en français, est le datif du masculin et/ou du féminin ?) donnait une injonction à l'écrivain, injonction à laquelle il ne peut se soustraire, et qui se réduit à cette forme -Fais-moi jouir !- . Céline, donc, subissant cette injonction, nous décrit la façon dont il y répond : je tourne autour, je déplace, je force, je la fais sortir de ses gonds (la phrase), forçant ainsi le/ la ("Lui") à déplacer lui(elle)-même son sens.

Maintenant, enfin, on peut dérouler précisément en quoi consiste le travail de Céline : Il reçoit une injonction impérative de "Lui", il y répond en déplaçant le sens des phrases, ce qui oblige, en retour, "Lui" à déplacer le sens (de son injonction). Seulement c'est un travail qui n'a d'issue qu'à se poursuivre jusqu'à l'extinction des forces de celui (l'écrivain) qui est persuadé d'avoir à s'y soumettre ; c'est que l'injonction : Fais-moi-jouir, venant de "Lui", est tout aussi impérativement impossible à combler que celle, par exemple (si ce n'était qu'un exemple !), de Tu-ne-convoiteras-pas-la-femme-de-ton-voisin (c'est-à-dire : et encore moins celle de ton père, en cela qu'elle est ta mère !). Le travail de l'écrivain (Céline, Joyce, et les autres) a ceci de particulier qu'il prend l'injonction au pied de la Lettre et qu'il ne se donne que l'espace de la parole où y pourfaire.

"il me tarde à mon âge, après de telles épreuves, [mot illisible] d'angoisse, de me voir assuré d'un revenu littéraire stable. Diable ! ce n'est pas demander la Lune !" (23)

Est-il étonnant de retrouver dans la même conjonction historique (l'entre-deux-guerres) des démarches littéraires (Kafka, Artaud, Céline, Joyce) qui extrémalisent l'absolu littéraire du début du romantisme (24) de ne plus pouvoir y correspondre ? Et qui, d'une façon ou d'une autre, arrivent toutes au même "échec" : celui d'être allé au-delà et de n'être arrivé nulle part. Et c'est à ce point de rupture-là que l'esthétique et l'éthique, ou la théorie esthétique en elle-même, ne peuvent plus, en rien, correspondre à l’absolu romantique ; justement parce que la "sensibilité esthétique" ne colle plus, ni le réel ; parce qu'il n'y a plus qu'une écriture, folle, sans personne ni rien qui ne réussisse à la contenir. Et, si ces écrivains ne peuvent plus correspondre à cet idéal esthétique, c'est parce que le monde lui-même à changé, que le point ultime où toutes les expériences (éthiques, esthétiques, scientifiques, etc.) devaient fusionner, ce point n'est plus envisageable. Ceci à partir du moment où l'ont s'aperçoit que son élaboration est concomitante de son déplacement, à partir du moment où par exemple (elle a bon dos) la théorie de la relativité se déploie ; car dans ce monde, même l'esthétique transcendantale de Kant, celle qui avait justement permis à l'absolu littéraire de se réaliser, et qui était pourtant le dépassement de la question classique de la sensation (25), cette théorie n'a plus cours, et le premier résultat en est la sur-inflation joycienne, proustienne, célinienne qui déchire définitivement la question littéraire en tant que telle.

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Du travailleur de force au pathos littéraire

Les observations de H. Harlow sur les macaques ont montré que ces singes pouvaient eux aussi éprouver tant de plaisir à un comportement moteur donné qu'ils le répétaient inlassablement sans demander d'autre récompense. La force de cette appétence est d'autant plus grande que le mouvement appris est difficile et qu'il a été bien rodé. (26)

C'est avec cette citation un peu provocatrice que j’aimerais poursuivre la réflexion autour de l'exemple célinien. En effet, Céline est l'un des aboutissements extrêmes de la question littéraire au XX-ème. Dans une direction comparable à celle de Joyce, il n'a cessé de radicaliser et d'intensifier son travail, livre après livre. Il faudrait reprendre et comparer phrase à phrase ce que Céline explique rarement, du bout des lèvres, concernant "le souvenir le la langue parlée" qui est l'objet même de son travail ; ce souvenir de la langue parlée qui n'est pas une transposition pure et simple, mais qui est une recherche intense et fastidieuse... d'écriture ! L'idée folle de Céline sur la langue, folle d'être une évidence insoupçonnée, c'est qu'il doit être possible de faire fonctionner la langue écrite comme la langue parlée, c'est-à-dire non pas tant de reproduire les particularités du langage parlé, mais plutôt de faire fonctionner les traits distinctifs de l'écriture à la façon dont on module structurellement la respiration dans l'expression de l'orale, dont on articule.

Ce à quoi Céline a cru, c'est qu'il était possible d'y parvenir, et c'est ce qui a orienté son travail tout au long de sa vie d'écrivain. Et en effet y est-il parvenu ; du moins est-il parvenu à nous persuader par l'énormité de son travail, sans qu'il soit raisonnablement possible pour aucun analyste sérieux d'en douter, à nous persuader que l'émotion, dans ce que la langue en charrie, ne cessait de se produire tout au long de ses pages. Mais, ce qui se produit en réalité - et ce n'est déjà pas rien - , c'est l'événement de la langue en elle-même, et en tant qu'elle est plastique (malléable), et qu'il est toujours possible d'en faire sortir quelque chose. (27)

Autrement dit, la langue écrite est susceptible de produire des effets de réel, et ces effets de réel ne sont pas dus à une quelconque reproduction du "réel" (le parlé) dans la langue, car une telle chose ne se peut pas, mais ils sont dus au travail incessant de l'écrivain sur la langue elle-même en tant que sa structure est susceptible de produire des effets réels, effectifs, constatables. Et la question qu'on retrouve souvent, à l'occasion par exemple de Céline, c'est de savoir comment il obtient tous ces effets ; a-t-il une méthode ? y a-t-il un cheminement précis qui y mène ?

Ces dernières questions ne peuvent pas avoir de réponse. Et, si l'on conçoit aisément que chaque écrivain possède son entraînement propre pour y parvenir, il faut reconnaître avant tout qu'il n'y a nulle autre explication à ce phénomène que celle du travail (28).

Et pourquoi faut-il se plier à un travail de Titan, proche de l'esclavage ? (les quatorze années de son existence que Joyce a offert à Ulysse) Pour la bonne raison qu'il n'y a pas moyen de reproduire ces effets autrement qu'en les traquant à longueur de journées pour recueillir les quelques rencontres heureuses qui pourront se produire sur le papier. Autrement dit, l'écrivain est un travailleur de force qui ne dispose d'autre instrument que ceux de la nature elle-même, à savoir le hasard et la nécessité. Sa seule spécialisation progressive est de reconnaître la nécessité (de la langue) lorsque qu'elle a lieu, par hasard !

A ce propos, nous pouvons, au passage, trouver une nouvelle justification du propos de Boileau sur l'art poétique ( : ...cent fois sur le métier remettez votre ouvrage...) C'est bien en effet pour la simple et bonne raison que l'effet de langue, le trait d'écrit, est toujours un fruit du hasard, qu'il n'y a pas donc d'autre moyen de le faire advenir que d'intensifier au maximum les possibilités de rencontres réussies, et ceci en remettant continuellement sur le métier son ouvrage (29).

Ce que démontrent Kafka (30), puis Joyce, et Céline, et bien d'autres encore, à leur suite, c'est que cette liberté n'est pas la liberté d'un individu, en tant que créateur génial, elle n'est la liberté que d'elle-même en tant que l'individu s'est attelé à un travail titanesque et qu'il s'y est évanoui, et qu'y persiste alors l'oeuvre (le résidu) en tant que rappel, ou mieux : en tant qu'indice, de cette dissipation.

Ce dont est "libre" l'écrivain, plus que tout autre homme, ce n'est même pas de maîtriser sa dissipation, en la rejouant indéfiniment, (parce qu'il ne peut de toute façon pas convoquer l'événement à avoir lieu là où il le désire), cette "liberté" de l'artiste consiste uniquement à être l'esclave de son travail, à éprouver continuellement ce constat minimal que : s'il ne dépend pas de lui de provoquer l'événement, il peut néanmoins s'atteler à la tâche et décider de ne le rechercher qu'à travers ce travail, et que donc la seule possibilité de le rencontrer c'est de passer son temps à travailler. (Ceci par une logique de l'absurde, qui n'en est pas moins, pour autant, redoutablement efficace.)

Certes, cette construction n'épuise nullement les possibles littéraires. Comme nous le posions à l'orée de cette réflexion, il semble risqué de tirer une conclusion générale là où règne la diversité des pratiques la plus infinie qui soit. Il n'en reste pas moins que cette infinie variété est peut-être aussi le signe d'une certaine détresse, ou du moins son masque, celui qui sert à cacher l'assez grande uniformité de la pratique littéraire elle-même. Il faudrait reconnaître que le travail d'écriture, tel qu'il se conçoit déjà dans la pratique flaubertienne (31), n'a d'autre nécessité, ni fonction, que lui-même, et surtout n'a d'autre possibilité de parvenir à ses fins - c'est-à-dire tout simplement d'avoir lieu - qu'en se répétant incessamment, et sans aucun espoir de parvenir à un quelconque aboutissement autre que l'épuisement, la mort de l'écrivant.

 

Denis Bourgeois

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(1) Thomas Bernhard, Maîtres anciens.

(2) Louis-Ferdinand Céline vous parle, in Pléiade, Romans-Céline, tome II. Paris, Gallimard. Pages 933-934.

(3) Louis-Ferdinand Céline vous parle, in Pléiade, page 933. (Déjà cité.)

(4) A ce propos : "Mon cher Roger,/ Grâce à vous je suis aux anges d'être de la Pléiade. Excellent.[...] mais je crois qu'il ne doutera plus si vous avez la grande bonté de lui écrire un petit mot, que c'est bien vrai, que j'en suis..." (Lettre à Roger Nimier du 4 Juin 1959).

Et encore : "à attendre[...], je risque fort d'être décédé avant d'être pléiadé." (Lettre à Roger Nimier du 3 Février 1960).

Ces quelques références pour rappeler à ceux qui auraient pris les guignolades de Rigodon pour une fantaisie littéraire ("Nous ne sommes que trois vivants là-dedans [...] pensez cette "Pléiade", trois vivants ! tous les autres sont morts... le plus compact des charniers." Rigodon) que Céline lui-même savait de quoi il en retournait dans cette affaire-là, "d'être pléiadé", et il n'a pas qu'un peu insisté pour en être de son vivant.

(5) Entretien avec Albert Zbinden

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Louis-Ferdinand Céline vous parle.

(11) Ibid.

(12)  "Je me suis souvent entendu dire :

- Vous êtes qu’une pelure ! Vous savez pas faire une vraie œuvre, une pièce de théâtre, un sonnet !

- Merde ! Merde ! C’est vrai !"

Féerie pour une autre fois, Gallimard, 1952, Folio page 44

(13) In Cahiers de l’Herne sur Céline, fragment inédit.

(14) "En réalité je travaille avec beaucoup de labeur si j'ose dire. Il y a l'éloquence naturelle. Ca évidemment, c'est une base. Mais enfin, la feuille de papier ne retient pas l'éloquence naturelle. On connaît la pauvreté que donnent les discours à la Chambre ou les plaidoiries quand elles sont transcrites en sténo. Non... et dans le peuple, l'envoi du vanne, cela fait une petite phrase drôle et puis c'est tout. Maintenir un effort de stylisation de 400-500 pages demande énormément d'effort, à savoir qu'il faut énormément revoir et revoir. Pour dire la vérité, 400 pages imprimées font 80000 pages à la main." Entretien avec Albert Zbinden.

(15) Féerie pour une autre fois, Gallimard, 1952, Folio, page 43.

(16) Cf. Supra

(17) Louis-Ferdinand Céline vous parle.

(18) Entretien avec Albert Zbinden.

Une étude (de type psychanalytique) très poussée de Céline écrivain a été proposée par Serge André dans son livre L'imposture perverse (Seuil, coll. "Champ Freudien", Mai 1993), ouvrage dans lequel se trouve une sous-partie intitulée : "Céline ou la passion de la misère" (pages 333 à 422), qui éclaire admirablement cet aspect de la relation de Céline à son écriture.

(19) "[f° 95 ter] Si vous fermez le livre je suis perdu. Je serai forcé de faire des conférences. Et si je hais les conférences ! Je suis voyeur moi, je suis pas acteur, je déteste le public... Là comme ça en grifouillant je vous vois pas, c'est déjà quelque chose. [f° 95/4°] Je ferais des rabais de cinquante pour cent pour pas voir votre tête. en vrai j'aime que les malades, et puis les danseuses, les malades ont rien à dire, les danseuses pensent pas." Fragments de la version C de Féerie pour une autre fois.

(20) "Et qu'à donc à faire la littérature (celle de Céline en tout cas), sinon capter la musique dont ces bruits sont la basse continue ? Sur fond de silence, des sons - mais aussi des enchaînements de phonèmes, de groupes de mots soigneusement nombrés, à la fois séparés et liés, rythme et en même temps fugitives représentations, fragments de sens, et encore suites de signes typographiques qui se détachent sur le blanc de la page par l'intervalle des trois points, comme sur le vide les noeuds de fil de la dentelle : "C'est des filigranes la vie." Ces images de dentelle, de trame, de broderie, multipliées dans Féerie I, sont autant d'ébauches d'un art poétique."

Henri Godard, préface au futur tome IV des Romans de Céline dans la collection de la Pléiade, cité dans la revue L'Infini, numéro 43, Automne 1993, page 81.

(21) Louis-Ferdinand Céline vous parle.

(22) Ibid.

(23) Lettre à Gaston Gallimard, mars 1952.

(24) Cf. Lacoue-Labarthe et Nancy.

(25) Ibid.

(26) Konrad Lorenz. Les fondements de l'éthologie. Page 380.

(27) Entendons-nous bien : notre propos n'est pas de réduire la valeur de la prose célinienne (c'est bien là la preuve de sa force qu'elle rend inutile tout commentaire à son endroit), ce n'est pas non plus notre propos de vilipender les idées de l'homme-Destouches, notre propos consiste simplement à chercher à comprendre la méthode par laquelle il est parvenu à ce résultat d'écriture, et ceci pour la raison que cette méthode est extrémaliste, c'est-à-dire exemplaire.

(28) "Pour dire la vérité, 400 pages imprimées font 80 000 pages à la main." Entretien avec Albert Zbinden. (Déjà cité.)

(29) Les différentes formes de la contrainte chez Pérec, ou chez les autres participants de l'Oulipo, s'originent à la même source que celle que nous avons déplié chez Céline.

(30) "Si je ne me sauve pas dans un travail, je suis perdu. Est-ce que je le sais aussi distinctement que cela est ? Je ne me terre pas devant les hommes parce que je veux vivre paisiblement, mais parce que je veux périr paisiblement." Franz Kafka.

(31) "Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attaches extérieures, qui se tiendrait de lui-même, par la force interne de son style. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière." Gustave Flaubert. Correspondance.


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