textes de denis bourgeois


cocagne


le récit est le voyage,

cocagne est un récit, le récit comporte quatre épisodes et un épilogue, le premier épisode se passe au Caucase, en 1997, le deuxième et le troisième se passent à travers le sous-continent indien, en 1995, le quatrième en Union soviétique, à Rome et à New-York, en 1989, l'épilogue appartient à un temps incertain, celui de l'enfance,

cocagne a pour thème le récit de voyage, l'auteur est, pendant quelques années, grand-reporter, chaque épisode du livre se présente sous une forme différente, le premier épisode est un récit simple, supposé suivre les traces d'un voyageur célèbre, à un siècle de distance, le deuxième épisode est un carnet de route, le troisième épisode utilise la texture de l'article de presse, le quatrième est plus morcelé, suite de souvenirs épars, l'épilogue, quant à lui, prend la forme du ressassement,

au-delà de son apparence formelle très construite, le livre est un mille-feuilles, les temps du souvenir et de la narration se superposent, s'entre-mêlent, se croisent, se délitent, il y a bien un dénouement, mais il s'est déjà répercuté à d'autres niveaux tout au long du livre, l'effet déflagre à rebours de la lecture,

cocagne est un livre sur la distance, d'écrire, le voyage est le masque de l'interrogation littéraire fondamentale, pour écrire, il faut écrire autre chose, toujours, la solution de cocagne est faite d'entassements, de dérives, de prolongements, à la manière des mille et une nuits, mais de façon ténue, persque imperceptible, cocagne explore les possibilités du récit à l'intérieur du récit, sans l'aide de la fiction, cocagne dérive de souvenir en souvenir de souvenir, sur l'arête sèche de la réalité,

cocagne est un livre intègre, il éradique tout ornement, il veut dire que la vérité, c'est là son tournant, sa dérive, en effet, le récit, même parfaitement intègre, d'un fait vrai, devient un motif au moment de le lire, le lecteur accomplit cocagne, il le transforme en déroulement fantaisiste, ses propres pensées s'entrechoquent avec celles du narrateur, la frontière entre la fiction et le réel se recompose dans l'espace de la lecture, l'auteur est obligé de reconnaître sa défaite,

j'aime particulièrement un texte de Walter Benjamin, Le narrateur, tous les textes de Benjamin sont des questions, celui-ci est une amorce, il attend sa mise à feu, la résolution du rapport entre le récit, la prose et l'information, j'en retranscris un fragment,

"Tous les matins nous sommes informés des nouvelles du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires curieuses. La raison en est que nul événement ne nous atteint que tout imprégné déjà d'explications. En d'autres termes : dans les événements presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l'information. Car c'est [le] fait du narrateur né que de débarasser une histoire, lorsqu'il la raconte, de toute explication. […] L'extraordinaire, le merveilleux, on le raconte avec la plus grande précision, mais on n'impose pas au lecteur l'enchaînement psychologique des événements. On le laisse libre d'interpréter la chose comme il l'entend, et ainsi le récit est doué d'une amplitude qui fait défaut à l'information."

je crois, le journalisme est une aberration, produire des nouvelles, une drogue quotidienne, l'accoutumance immédiate, la nécessité d'avoir sa dose, aucun plaisir, la destruction programmée de l'inattendu, le sel de la vie, je crois, le journalisme est une erreur radicale, au lieu de reconnaître son caractère subjectif et le rendre fécond, il le travestit dans des techniques de dépersonnalisation, l'émetteur, autrement dit le journaliste, est même inconscient du caractère irresponsable de ses propos, je crois, le journalisme produit l'acculturation, à force de se suffire de rumeurs et de généralités, à force de ne jamais rien approfondir, il nourrit le public de mythes appauvris, c'est l'épilogue de cocagne, dans sa variété infinie, prakriti, l'information se résume toujours à la même illusion, maya, celle de la scène primitive, du meurtre mystérieux au mariage princier, le récepteur de l'information, c'est l'enfant en nous, il s'imagine, il regarde par la fente de la porte, il entrevoit ses parents, il échafaude des scénarios pour comprendre la copulation, son résultat surtout, mystère inépuisable, lui,

finalement le récit littéraire s'avère bien plus riche, seule la distance est féconde, elle comprend la perte, l'impossibilité d'une narration définitive, la distanciation suppose un observateur averti, averti au moins du caractère fragile de son impression initiale, la distanciation suppose aussi la durée, celle de son éclosion, la distanciation suppose encore le caractère imprévisible de son dénouement, sinon personne s'y efforcerait, la distanciation suppose enfin son caractère transitoire, fugitif, passager, toutes choses dont la prose est finalement le meilleur terreau,


 

le récit est le voyage, son exergue aussi, seuls comptent les voyages intérieurs, je vois, le déroulement des opérations, je crois raconter un pays, plusieurs, des régions du monde, le Caucase, le sous-continent indien, je les ai traversées, en fait, je raconte ma dissolution, dans le récit, je m'applique à décrire, je m'éloigne, vers l'horizon, je suis plus qu'un point, très loin, j'y vois la limite du témoignage, personne peut écrire la totalité, le temps se délite, sombre, reste une trace, la seule, je reconstitue une parole, un monde, je révèle un récit, rien d'autre, ni mensonge, ni vérité, le récit se déroule, se dissipe, voilà, c'est tout,

j'écris un texte invisible, au fur et à mesure, je le découvre, je m'aperçois, je crois écrire des histoires, quelle importance, au bout d'un moment, je m'intéresse qu'au rythme des phrases, je reprends le texte, dix, quinze, vingt fois, pendant quatre ans, le contenu est fixé, une fois pour toutes, des récits de voyage, le protocole est arrêté, écrire que la vérité, aucune trace de fiction, pas broder ni embellir, après le travail commence, le véritable récit, celui des mots, le texte devient une portée, il faut trouver la bonne températion,

ce texte est pour moi, une expérience majeure, j'écrirai plus jamais pareil après, je l'ai tellement poli, j'ai concassé la phrase, plus besoin d'articulation, la phrase, courte, se tient par elle-même, le voyage de ce livre, finalement, d'avoir traversé la langue, jusqu'à trouver ma phrase, mon expression, avant ce livre, tout est pour moi approximatif, je tâtonne, des bribes, j'approche, maintenant l'écriture est aboutie, je crois,


haut

textes de denis bourgeois