textes de denis bourgeois / Grenier / Fatras


Fatras

 


 
 
je me souviens d'un disque du Petit Prince, lu par Gérard Philippe, au milieu de comptines du genre Savez-vous planter les choux ? et de chants révolutionnaires comme A la jeune garde ! je me souviens d'un petit livre chinois racontant comment un garçon et sa jeune soeur firent acte de patriotisme et de bravoure contre le cruel envahisseur japonais en portant un message aux partisans, comment le garçon fut blessé par la balle d'une sentinelle et comment il fut finalement sauvé et soigné par les gentils, je me souviens de ma grand-mère qui a épuisé son stock de contes et d'histoires pour me satisfaire, de mon autre grand-mère qui pouvait me décrire les ramifications de plusieurs centaines de membres de sa famille, de son lit qu'elle quittait rarement avant midi, je ne me souviens pas d'avoir vu Peter Pan quand j'avais quatre ans, à Tunis, j'en garde pourtant la trace, je me souviens d'avoir très tôt joui, avec une grande persistance, de scénarios extrêmes, extrêmement répétitifs et creux, ma mort violente, des maladies redoutables, mon suicide, la mort de mes parents, je me souviens d'une édition tchèque des Contes d'Andersen avec des illustrations effrayantes, je me souviens d'avoir toujours été seul, et, à force, solitaire, je me souviens d'Epaminondas, sorte de benêt dur de la feuille, du cyclope et de personne, selon mon grand-père, de la violence permanente des disputes conjugales, ensuite je me souviens du Capital en bandes dessinées, d'un film russe, La Prime, réunion interminable, pour expliquer que, la prime, ça ne revient pas au même que l'augmentation de salaire, tout ça parce que ma mère cherchait à éveiller ma conscience politique, je parle du temps où j'avais moins de huit ans, je me souviens qu'elle encourageait mes interventions publiques, je répétais, tel un perroquet énergique, des bribes de slogans, et des suites d'arguments mineurs, mais majeurs dans ma fermentation intérieure, je me souviens de la fête annuelle de L-O au début de l'été à laquelle m'emmenait mon père, j'y lançais des pétards et mangeais des sandwichs en regardant les spectacles de clowns, je me souviens d'un directeur d'école, en Angleterre qui, chaque matin, avant le début de la classe, racontait, devant tous les enfants rassemblés, une histoire, invariablement biblique, à laquelle je ne comprenais rien, je me souviens du Christ omniprésent dans la maison de mes autres grands-parents, de la messe du dimanche matin à la télévision, du sensationnalisme de Paris-Match, toutes choses auxquelles je trouvais difficilement un peu de plaisir alors qu'elles étaient interdites chez mes parents, je me souviens d'un film-catastrophe à bord d'un paquebot, Le Poseïdon que m'a raconté intarissablement pendant des mois mon meilleur copain de l'époque, c'était, selon lui, « le meilleur film du monde », j'ai raté beaucoup d'autres meilleurs-films-du-monde à cause que c'était, selon mes parents, des crétineries sans nom, je me souviens d'avoir ri et de m'en être senti coupable, chez mes cousins, à un film avec Louis de Funès, alors que ma mère le considérait comme un sombre idiot, je me souviens de réunions interminables à la maison entre les collègues d'université de ma mère sur la question du travail non-marchand, puisqu'elles étaient économistes, marxistes et féministes, je me laissais bercer par leur loghorrée agressivement sensuelle en jouant avec mes petits soldats, je me souviens des chansons de Léonard Cohen qui réactivait mon bonheur dans la mélancolie, des couvertures de Charlie Hebdo que mon père placardait sur la porte de la cuisine, des réfugiés politiques tunisiens qui venaient "se réfugier" dans notre appartement boulevard Raspail et qui dormaient dans ma chambre, jamais dans celle de mes parents, des collections de bandes-dessinées d'un oncle, des week-end à Ecouen, dans une grande maison prêtée par mon grand-père, des réunions qui s'y tenaient pour organiser LE voyage en Chine du groupuscule de mes parents, ce voyage ne s'est jamais fait mais chaque réunion se terminait par le sempiternel A la jeune Garde qui descend sur le pavé, je me souviens du séquoia foudroyé encore immense au beau milieu du parc, , d'un salon de musique perdu entre les ronces où pourrissait des caisses de vieux cirage, de la forêt un peu plus haut où j'allais faire du vélo, du fort en contrebas, vaste entrepôt de pellicules cinématographiques, je me souviens des films de Fritz Lang et d'Eisenstein, de River no return et surtout de Jonnhy Guitar, des discussions à table, le soir, entre mes parents, sur des questions d'économie politique, puisque mon père aussi donnait dans l'économie, je me souviens d'avoir toujours écrit dans les deux ou trois premières années d'école primaire, à la mention profession du père, conducteur de char d'assaut, pompier, gruiste ou grutier, et je comprends seulement aujourd'hui pourquoi, je me souviens de le voir toujours, au moment où je m'apprête pour partir à l'école, le matin, groggy, à moitié endormi, titubant vers la porte des toilettes, se tenant d'une main la bite encore à moitié durcie et tâtonnant de l'autre contre les murs du couloir, je me souviens de Brassens, Vian, de chansons anarchistes et parigot du début du siècle, du Messie de Haendel où, à un endroit particulièrement claironnant, j'entendais et chantais avec entrain A chinese bomb ! au lieu de A child is born ! je me souviens des pièces engagées auxquelles on me traînait, d'une saison à Avignon où ma mère s'est vue affligée d'une cystite, infection à laquelle j'avais associé des causes scabreuses, des dimanches matin au Grand-Palais, à celui de Tokyo ou à l'Orangerie, je me souviens surtout d'avoir eu du goût pour les trajets en voiture, pour le paysage parisien qui se déroulait devant mes yeux d'enfant, j'affectionnais la voie express, le front de Seine, le Trocadéro, et le dimanche soir, au retour de week-end, les voix de petites salopes des présentatrices de FIP annonçant les bouchons aux quatre coins de la ville, je me souviens des kilos de westerns vus avec ma mère à l'Action Lafayette, du taureau phallique, signé Picasso, qui ornait la porte intérieure des toilettes, des orages splendides et des hautes vagues sur la côte basque, de la météo-marine qu'on y écoutait pendant le dîner et qui me plongeait sous hypnose, des Pif gadget gagnés au club de la plage, que je relisais d'une année sur l'autre avec le même plaisir, de mes premiers romans policiers, Leblanc et Leroux, qui me comblaient par leur épaisseur et leurs intrigues en forme de boites à guignols, de Jack London, bien sûr, dont j'avais lu à neuf ans tout ce qui était paru en 10/18, des cours de karaté et de la piscine de l'American center, un peu plus haut sur le boulevard Raspail, avec sa superbe porte à tambours et son grand cèdre du Liban, aujourd'hui remplacé par la fondation Cartier, je me souviens encore des Cantates de Bach que mon père écoutait de manière obsessionnelle, pour lesquelles je garde moi aussi un goût profond et indestructible, d'un Ubu-roi aux Bouffes du Nord, chez Peter Brook, où, assis au premier rang, j'avais reçu force épluchures, bouts de poireaux et peau de banane d'acteurs bâfrant sur scène, du film La guerre des étoiles qui clôt ma période d'enfance, vu dans un cinéma de province en version française en compagnie d'un de mes oncles, je me souviens surtout du cône royal glacé qu'il m'avait offert à l'entrée, et qui n'était d'aucune utilité pour la formation de ma conscience politique,
 
quant aux auteurs qui m'auraient marqué à l'adolescence et plus tard, je crois que cela n'expliquerait rien, comme n'explique rien le catalogue qui précède, si ce n'est le plaisir exhibitionniste que cela me procure, ce qui est intervenu presque d'emblée et certainement à force, c'est la place que j'ai accordé à la lecture, ensuite à l'écriture, en redoublement de celle que j'accordais déjà à la nourriture, j'ai dévoré des livres, à défaut d'autre chose, comme je me gavais de pâtes, de chocolat, et plus tard de tabac et d'alcool, cela avec la secrète amertume de l'irrattrapable, et ma capacité fictionnelle s'est trouvée raffermie par ma très longue pratique de la masturbation
 
 
 
 

paru dans STPLM (la revue), 1993

 

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