textes de denis bourgeois / Cocagne (récit) / Editions Champ Vallon


Cocagne

cocagne aux éditions Champ Vallon

commentaires


l'errance des nomades est seulement formelle,
car elle est limitée à des espaces uniformes,

Halimi citant Debord citant Hegel


un wagon de troisième classe, juste derrière la locomotive, des lits, en haut, en bas, en travers, un genre de dortoir, rudimentaire, une préposée, ukrainienne, loue des draps, pour la nuit, à l’entrée, un videur, façon médaille de bronze de judo, je fume, du haut de ma couchette, Bakou-Makhachkala, des filaments de braise s'éparpillent, des alcooliques s'écharpent, à l'autre bout du wagon, le gros, le videur, intervient, en étrangle un, se lasse, un vieux, maigre, la tignasse grise en pétard, traverse le wagon, beugle, son couteau à la main, les gens s'écartent, la chemise maculée du sang d'un gnon, volte-face, il repart à la curée, des petites filles en pleurs, tout ça tourne en eau de boudin, les beuglements, les étranglements, deviennent intermittents, la milice du train met près d'une heure à embarquer les pochetrons, des femmes déballent concombres, pêches sauvages, pilons de poulet, pain azéri, boulettes de viande noire, elles m'invitent à partager leur repas, je refuse mollement, un adolescent peine à sillonner le train sous des caisses de rafraîchissements, je lui achète trois bouteilles d'eau gazeuse, j'attaque mon premier morceau de poulet, des enfants tentent de m'apprendre à compter en turc, tout le monde patauge, le sol du wagon se transforme en mare, les femmes utilisent les longues épluchures des concombres, pour s'essuyer les coins de la bouche, qu'elles ont charnue, comme le reste, encore une boulette, une pêche, je remonte sur mon perchoir, les doigts qui poissent, je finis l'eau gazeuse dessus à travers la fenêtre, la bouteille, vide, éclate sur le flanc du wagon, je remonte le drap, ma besace sous la tête, je m'endors d'un oeil, pas pour longtemps, déjà je tends mon passeport à un douanier, sans y prêter la moindre attention,

première lettre, je souhaite effectuer un reportage au Caucase en août prochain, je m'adresse à vous afin de prévoir un budget, voici mon itinéraire, d'abord le Daghestan par la frontière tchétchène, Kislar, Kargatenkaïa, Scherbakoskaïa, Novo-Outchergdennaïa, Schoukovaïa, Schredinskaïa, Tchervelonaïa, Kasafiourte, Kneznarnaïa, l'aoul d'Andref près de la rivière Actache, Tchiriourth, Unter-Kale, Tamrik-han-Choura, Paraoul, Helly, Karabadent, Bouinaky, Ischkarti, Guimry, Ounzoukan, Kabada, Khan-Mammet-Kalinskaïa, Derbent, puis l'Azerbaïdjan, Kouba, Kizil-Bouroun, Bakou, Schoumakha, Axous, Noukha, Babartminskaïa, Tzarki-Kalotzy, enfin la Géorgie Tiflis, Mskett, Douchett, le fort d'Anaour, Passanaour, Kasbek, Kvichett, Kaïchaour, Kobi, Tiflis, Quensens, Tchakaly, Gori, Ruys, Sourham, Molite, Tsippa, Koutaïs, Marlakki, Goubinskaïa, la nouvelle Maranne, Cheinskaïa, Poti, Trebizonde en Turquie, dans la mesure où cet itinéraire est celui d'un voyageur du XIXe siècle, les noms de lieux ne correspondent pas toujours à ceux d'aujourd'hui, je reçois l'équivalence locative dans quelques jours, mais je pense que la liste que je vous transmets sera immédiatement lisible par votre bureau en Russie,

mon visa n'est pas valable pour le Daghestan, je le sais, le ministre de la culture du pays me le confirmera quelques jours plus tard, "on ne va pas vous mettre en prison, monsieur Bourgeois, mais attendez vous à être reconduit à la frontière à n'importe quel moment", j'ai certainement été suivi à la trace, déjà, à Bakou, je ruse pour obtenir mon billet de train, maintenant il va falloir convaincre le douanier, il m'oblige à descendre pour le suivre dans son bureau, des femmes, des Russes, préparent du thé, un garde-frontière astique sa kalashnikov, oui, je vais bien à Saint-Pétersbourg, pourquoi par ce train, parce que je viens de Bakou, j'ai cru astucieux de glisser, dans mon passeport, mon accréditation azéri avec Press marqué en gros, il tapote de ses doigts, veut réfléchir, se souvient, il a mieux à faire dans le train, rançonner tous les pauvres hères qui s'essaient au commerce capitaliste, il tamponne franchement, me raccompagne gentiment jusqu'au wagon, je regrimpe,

à l'attention de Son Excellence Eleonora-hanoum Gousseinova, ambassadeur d'Azerbaïdjan en France, Chère Madame et Madame l'Ambassadeur, je souhaite entreprendre un voyage au Caucase sur les traces d'Alexandre Dumas pour le compte d'un magazine de reportages et de géographie, malheureusement, je dispose de peu d'informations pratiques sur l'Azerbaïdjan pour organiser mon voyage, Monsieur Vladimir Sergueev, de l'Unesco, avec qui j'en ai discuté, m’a conseillé de m'adresser à vous,

j'attends que le train file pour retrouver un peu de fraîcheur, je peux toujours attendre, j'observe le ballet des clampins qui vont régler de la main à la main leur taxe à l'exportation, dans les cartons qui croulent, des biscuits à base de farine grise, des mauvais savons turcs, d'autres babioles, le train reste à quai pendant plus de quatre heures, le ciel rosie, je fume, près des toilettes, un Azéri évalue les mérites comparés de Joe Dassin et de Mireille Matthieu, il a une barbe naissante, comme moi, c'est peut-être ce qui nous a lié, il doit la porter pendant quarante jours, en signe de deuil, sa belle soeur est morte avant-hier, je prends quelques photos à hauteur de Derbent, le train n'en finit pas d'arriver, seize heures, pour moins de quatre cents kilomètres, rien d'étonnant, j'ai souvent connu pire, c'est la norme tout autour du monde, sauf dans ces îlots appelés pays riches, j'ai dormi une heure, en tout et pour tout,

à l'attention de Jean-Luc Marty, rédacteur en chef de Géo, Cher Monsieur, je souhaite vous présenter un sujet, Sur les traces d'Alexandre Dumas au Caucase, en 1858-59, Dumas traverse le caucase en carriole, protégé par une escorte de Cosaques, du nord au sud, en longeant la mer Caspienne, et d'est en ouest depuis Bakou jusqu'à la mer Noire, il voyage en compagnie du peintre Moynet, inaugurant ainsi la technique journalistique du grand reportage illustré, au moment où Dumas entreprend son voyage, la Russie tsariste est sur le point de finir la conquête de cette région, les peuples montagnards les plus retirés opposent une farouche résistance, la plus déterminée est celle de l'imam Chamyl qui fédère les guerriers tchétchènes, aujourd'hui, depuis l'éclatement de l'empire soviétique, les peuples du Caucase luttent à nouveau pour leur autonomie, je continue sur le même ton, je finis la lettre, j'ai pris contact avec un spécialiste de Dumas à Moscou qui a refait l'itinéraire au Caucase en 1987, j'ai reçu l'accord formel de pouvoir passer en Tchétchénie auprès de l'agence Novosti, l'ambassadrice d'Azerbaïdjan a contacté pour moi un autre spécialiste de Dumas à Bakou, ainsi que l'ambassade de Géorgie qui,

Zaviolov, le correspondant de Tass, chemise et pantalon blancs, m'attend à la gare de Makhachkala, il est onze heures, je me douche, nous partons pour Temikhan-Choura, c'est le nom de la bourgade du temps de Dumas, je ne me souviens plus du nom contemporain, quelque chose comme Bouniask, je dois y rencontrer un historien avar, spécialiste de Chamyl, ce héros national, qui, au milieu du siècle dernier, tient tête aux Cosaques et aux armées impériales, soixante kilomètres de route correcte, on tourne un peu, Zaviolov vise un troquet, il fait soif, le temps de se faire reconnaître par la patronne, c'est une célébrité, Zaviolov, il a eu son show à la télé locale, on trouve le musée du patelin, le rocher décrit par Dumas, le portrait de Dumas en tcherkesse et cartouchières peint par le directeur du musée, le café Dumas, dont le patron s'appelle Chamyl, "vous le direz en France que personne ne vous croira", rigole l'historien, en France personne ne sait que Dumas est allé au Caucase, encore moins qu'il en a tiré un récit de voyage de plus de six cents pages, en France personne ne sait même que le Daghestan existe aux confins de la Russie, il m'a fatigué, son ton docte, compassé, j'ai beau lui expliquer que j'ai besoin d'une sieste, rien qu'une heure, il est trop excité à l'idée d'étaler sa science, les Papous, ça, en France, on connaît, facile, ils ont des plumes sur la tête, Diana, les princesses de Monaco, sous toutes les coutures, c'est notre culture locale, je pense qu'il est exactement l'heure de se quitter, c'est sans compter sur le sens de l'hospitalité des gens du Caucase, c'est leur spécificité, leur fierté, "poussé à ce point, ça n'existe qu'ici", c'est vrai, j'en ferai l'expérience tout au long du voyage, mais, en ce jour, à Temikhan-Choura, je vois l'ennui suinter de la bourgade, la venue de l'étranger, la curiosité qui, soudain, les sort de leur torpeur,

c'est le voyage de Dumas au Caucase, ce qui me dégoûte un peu, c'est le mensonge grandiloquent, c'est dommage d'être embarqué dans le récit, pour s'apercevoir que c'est du on-dit, des bribes d'encyclopédies, des témoignages resucés, enlèvement de princesse géorgienne, la gouvernante, française, lui colle un procès pour plagiat, qu'elle gagne, en plus elles sont pas tellement intéressantes ses histoires, rien d'un peu ressenti, ou alors, étouffé, entre les formules ronflantes, l'inutile, raconter des trucs pour tenir le crachoir, participer au samsara, témoin de la folie du monde, Krishna en conducteur de char, c'est pas tant le fait de mentir qui me gêne, c'est de ne pas se rendre compte ce que mentir produit sur l'écriture elle-même, surtout que Iouri, un ami, a retrouvé le récit de voyage de Moynet, le peintre qui accompagne Dumas, je compare, je m'aperçois du glissement, dans sa volonté de bourrer au maximum, Dumas, ou ses nègres, comble avec des étapes imaginaires,

je me retrouve assis dans le musée, devant une assiette de coquillages en pâte feuilletée à la crème, devant des bouts de saucisson, devant une bouteille de vodka qu'il va falloir vider à trois avec l'historien et le directeur, "dieu aime le chiffre trois", c'est le Sésame des buveurs en Russie, je me suis pourtant promis de pas me laisser piéger, ça fait bien cinq ans que je ne bois plus, plus tant que du temps où je travaille aux éditions d'art à Saint-Pétersbourg, l'année de la chute du mur de Berlin, non, je n'aime plus boire autant, la première bouteille est bien passée, le directeur, après ses cent grammes, s'est mis à chanter en avar, l'historien l'accompagne avec deux petites cuillers comme percussion, "la zil de Staline passe au-dessus d'un pont, c'est quoi ces croassement que j'entends là mon cher Béria, demande le petit père des peuples, des grenouilles ? non, répond l'autre, deux Avars qui conversent", j'ai encore dans l'oreille les torsions de glotte du directeur du musée,

"J'avais mis, écrit Dumas, sur mon costume de milicien russe, la plaque de Charles III d'Espagne, et alors, en effet, tout avait changé à mon égard : on s'empressait, non pas de satisfaire à mes désirs, mais d'aller au devant, et comme les généraux seuls, en Russie, peuvent, à moins d'exception, porter une plaque quelconque, sans que l'on sût quelle plaque je portais, on m'appelait général."

comment se fait-il, il y a peu de faussaires de l'information, c'est un journaliste allemand, démasqué, quand, la semaine dernière, très connu, c'est lui qui découvre comment les tapis Ikea sont fabriqués au Pakistan par des enfants, c'est lui qui retrouve la trace de terroristes kurdes, ou de leur assassinat par des agents turcs infiltrés, ou des choses de ce genre, qui intéressent bien le public allemand, seulement voilà, il a le malheur d'utiliser les mêmes voix pour faire, soit des Kurdes, soit des Pakistanais, on l'a démasqué, on a découvert la supercherie, je me demande, on a dû, à un moment ou un autre, lui décerner un prix pour la qualité dérangeante de son travail, y a des exemples, c'est sûr, Ppda et Castro, les armes dans les banlieues à la télé, ça foisonne à travers le monde, mais ça reste l'exception, pourquoi, c'est pas, les journalistes, c'est comme des automates, les dépêches tombent, des commandements divins, on brode autour, ça enfle, et le vent nourrit le vent, les éoliennes tournent, s'alimentent les unes les autres, c'est donc, y a pas besoin d'être un faussaire pour mentir, y suffit d'entrer dans la danse, de broder sur du vent, je pense, mais bon, je crois, à quoi bon en rajouter,

la voiture dépasse le dernier col, Makhachkala, juste derrière, la Caspienne, émergent à peine d'une brume de chaleur, Zaviolov veut me présenter sa soeur, tout est bon pour retarder le retour vers le domicile conjugal, "ah, si je pouvais échanger ma femme !" son beau-frère est torse nu, il est seul, improvise un dîner, une bouteille de cognac, une deuxième, je me suis depuis longtemps dédit, je retrouve les souvenirs de la suite des événements en deux temps, d'abord le lendemain matin, au petit-déjeuner, avec le père de Zaviolov, il me raconte comment j'ai voulu traverser la Caspienne, à la nage, "cent vingt kilomètres, rien que ça !" je pense lui répondre, agé de quatorze ans, je nage deux miles et demi, en continu, et sur le ventre, dans un camp de canoë, au Canada, je me ravise, je ris avec lui, j'y ai goûté à la Caspienne, je m'en souviens, j'ai même retiré mes chaussures, mais j'ai pas retroussé suffisamment haut le pantalon, il est encore humide au matin, et plein de sable, je sais qu'on a fini la soirée chez Zaviolov fils, que j'ai beaucoup parlé à sa soeur, je me souviens de son regard attentif, qu'on a encore beaucoup bu, de vins, de mousseux, d'alcool de baie, un mois et demi après, de retour à Paris, je vois que j'ai continué à prendre des photos dynamisé par un usage constant du flou artistique, sur les dias on voit Zaviolov au volant, plutôt mécontent, puis Zaviolov dans la cour, avec ses deux gosses, on voit l'entrée de l'immeuble, un peu noire, les jambes des fillettes, blanches, ça s'arrête là, je me réveille les idées claires, à hautes doses l'alcool purge,

c'est le voyage de Dumas au Caucase, pour l'instant ça y ressemble, à s'y méprendre, c'est fait de quoi son récit, hors des parties historiques et des histoires collectées, y passe son temps à se faire inviter, d'un banquet au suivant,

Zaviolov est soucieux, cent bornes pour Kizliar, juste à la frontière tchétchène, le récit de Dumas commence par ces mots, "Nous arrivâmes à Kislar le sept novembre 1858, à deux heures de l'après-midi. C'était la première ville que nous rencontrions depuis Astrakan", j'ai les jambes lourdes, Zaviolov est plutôt taciturne, il regarde fixement la route, autour, la steppe, des chaînes de montagne au loin, il finit par lâcher une phrase, du coup, il retrouve le sourire, "je te propose d'aller visiter une fabrique de cognac, le meilleur de Russie, de loin", d'autant que Dumas en parle, le bon vin de Kizliar, très bien, à l'orée de la ville, un panneau, j'oblige Zaviolov à faire marche arrière, cinq cents mètres plus bas, une station service, on embarque le pompiste pour le faire poser devant l'indicateur de direction, Kizliar 1 kilomètre, Grozny 120, "je ne te ramène pas !" murmure Zaviolov, l'autre a fait demi-tour, on passe un croisement, la frontière tchétchène, des chicanes, Zaviolov, fanfaron, me propose d'aller voir de plus près, "tu veux aller jusqu'au poste, là-bas, avec le drapeau tchétchène ?" j'acquiesce,

devant la barrière, on demande la permission de prendre en photo les soldats de faction, on attend la réponse, un grand avec monocle et fume-cigarette, l'autre qui porte des grenades offensives sur la poitrine comme un chapelet de décorations, quant au troisième, on attend, Zaviolov me demande pourquoi je les ai pas pris, de loin, tandis que des barbus, trapus, passent en permanence devant nous, pour rejoindre l'autre côté, on attend toujours, Zaviolov s'exaspère, me demande de moins parler, pour pas qu'on remarque, je suis étranger, puis décide de lever le camp, "on repassera plus tard, les enfants !" le sourire est forcé, la démarche preste, on traverse la ville, Zaviolov veut absolument que je photographie l'hôpital de Kizliar, souvenir d'une incursion tchétchène avec prise d'otages, je regarde le bâtiment orangé, flambant neuf, je veux refuser, sors mon nikon, déclenche, c'est fait, courtoisie,

à côté de chez moi, porte d'Orléans, la cité universitaire, j'y rencontre un étudiant tchétchène, très distingué, il me déconseille fortement de traverser son pays, "c'est juste en ce moment, depuis quelques mois, les enlèvements sont légions, ça ne va pas durer, mais ce n'est vraiment pas le moment", son sourire avenant, je pense, exactement comme au temps de Dumas, "non que les montagnards ne fassent pas de prisonniers ; au contraire, c'est là leur grande spéculation, leur principal commerce. On garde les prisonniers jusqu'à ce que leur familles aient payé rançon", le surlendemain, j'appelle un ami d'ami, un Lakh, il doit m'accueillir à Khazaiourte, ville à population tchétchène, il refuse énergiquement, le jour où je quitte le Daghestan, un 3 août, quatre Français d'une ong se font enlever dans cette même ville, je pense, je fais toujours bien d'être prudent,

Zaviolov s'arrête, une usine, des vieux tuyaux rouillés, la vigne s'enchevêtre autour, une vieille s'extraie de derrière la grille, sa chemise, sans presque plus de boutons, cache à peine des seins pendants, un ventre dégoulinant, elle indique à Zaviolov une autre direction, de grands poteaux en métal ondulé, recouverts d'écussons, brillent au soleil, je lis, concours agricole 1923, 1898, l'allée est somptueuse, si l'on s'en tient au goût soviétique, le directeur arménien nous reçoit, délègue immédiatement vers ses ingénieurs favorites, Zaviolov comprend, y aura pas de dégustation, il retourne en ville, faire je ne sais quoi, je reste seul, avec les deux œnologue, l'usine est morte, c'est l'été, je tente vaguement de faire quelques images, je raconte ma vie aux deux femmes, Zaviolov est de retour, il touche deux bouteilles enveloppées de papier blanc, une pour chacun, du Bagration pour moi, "qui battra bien votre Napoléon !" Zaviolov est content de son effet, un milicien en barboteuse de marin, la dague au côté, tente de manoeuvrer un ventre énorme jusqu'à nous, un béret de chasse, façon camouflage, le gilet assorti, complètent son déguisement, ils s'embrassent avec Zaviolov, on sort ensemble, le gros me propose d'aller "à la chasse aux Tchétchènes", j'en crois pas mes oreilles, c'est l'expression de Lermontov, au siècle dernier, deux comparses l'attendent dans une Jeep, ils nous escortent, au poste des douaniers, on s'y retranche, jusqu'au déjeuner, pour sortir pisser, je suis accompagné, le chef du poste nous emmène dans une auberge éloignée, bonne bouffe, shashliks, Dumas en donne la recette, jus de citron dans la marinade, on trouve les mêmes chez nous, au Turc ou au Grec du coin, dans le box suivant, on retrouve nos trois gardes du corps, ils font semblant de manger, le gros, la baleine, y réussit très bien, j'ai pas encore pris le pli des toasts, Zaviolov travaille de la bouche à ma place, "merci Gadji ! le meilleur des hommes ! ton accueil..." le chef douanier koumik sourit de plaisir,

encore deux bouteilles, la vodka, Gadji me sert généreusement, je suis le seul à ne pas devoir conduire, je fais contre mauvaise fortune, on passe une partie de l'après-midi dans une banlieue de Kizliar, chez des descendants de Cosaques, ils ont conservé les costumes, d'époque, et le sabre, le chemin du retour paraît plus court, jusqu'au moment où j'ai la mauvaise idée de prendre en photo un check point, le sous-fifre me confisque mon passeport, Zaviolov négocie, s'énerve, on appelle les hautes autorités, l'affaire dure depuis une demi-heure, un milicien m'offre du melon blanc, Zaviolov bouillonne en silence, le sous-fifre change de tactique, me rend mon passeport, nous promet une arrestation au check-point suivant, presque arrivé à Makhachkala, Zaviolov éclate, "ah le salaud ! hein, y nous avait promis l'arrestation ! hein, tu vois ! kaziol ! merci l'ami ! merci beaucoup ! c'est des gens comme lui qui nous pourrissent la vie !" je passe la soirée en tête à tête avec son père, on entaille la bouteille de Bagration, après le troisième verre viennent naturellement les chansons, j'écoute poliment, puis décide d'en profiter pour dormir mon saoul, au menu du petit déjeuner, cognac, oeufs à la tomate, très bons,

la journée se passe à merdoyer avec Zaviolov, il n'a plus d'idée, il fait semblant d'être surchargé de travail, Moscou a décidé d'organiser un symposium spécial peuples des montagnes, gorski naroda, très bien, l'avion des participants arrivera à deux heures, là où certains veulent imposer des nations, Moscou propose une réunion de tribus, le Daghestan, cette mosaïque de peuples, la plus variée au monde et au mètre carré, vous n'allez pas faire sécession, regardez, certains d'entre vous ne sont pas plus nombreux que la population d'un village, oui, mais d'autres, les Avars, les Lesghiens, sont au moins autant que les Tchétchènes, la Russie s'essaye aux joies de la décolonisation, la leçon de Grozny n'a pas porté, à deux heures moins le quart on attend avec Zaviolov dans le bureau d'un autre douanier en chef derrière l'aéroport, re-cognac, en flasques cette fois-ci, l'effet est le même, des gouttes de sueur se forment à la lisière de mes tempes, le long de ma chemise,

l'avion a du retard, je prends le temps de cadrer des musiciens tabassaraks en chemise de soie bleue, de belles indigènes avec bouquets de fleurs, Zaviolov me montre le grand mufti du Daghestan, il est mort assassiné depuis, la masse des journalistes discute avec les personnalités venues accueillir leur coreligionnaires, puis, tout le monde se précipite, la passerelle de l'avion est prise d'assaut, j'ai matière à portraits, je cadre deux pontes, ils esquissent un pas de lesghine au son des musiciens, Zaviolov interviewe à tout va, il leur retourne le badge pour en noter le nom, on rentre content, re-cognac du soir et re-cognac du matin, tout va bien, je passe le début de la journée dans l'immeuble d'à côté, à photographier un atelier de joailliers, sur argent, autre spécialité du Daghestan, je réfléchis, comprends que Zaviolov est un mauvais cheval, tout correspondant de l'agence Tass qu'il est, impossible d'obtenir la plus infime information, d'organiser avec lui le moindre reportage intéressant, je lui annonce que je pars demain, pour Derbent, au sud du pays, où j'ai rendez-vous avec le leader du Sadval, le mouvement séparatiste lesghien,

je me souviens de Jean-Luc Godard interrogé au journal télévisé sur le conflit aux îles Malouines, juste ce qu'il faut, faire dire au speaker, Philippe Labro, "je ne sais pas ce qu'y se passe", voilà, à partir du moment où on cesse de croire à la possibilité d'une information objective, qui n'est en fait qu'objectivée, rendu objet, en l'occurrence bien de consommation, c'est alors qu'on retrouve toutes les questions fondamentales, pourquoi s'informer, de quoi j'ai besoin, moi, ou toi, nous ensemble, rien ne sert de dénoncer, travailler le lien, faire autre chose, autrement,

vers midi, on est chez Ali-Gadji Saïgidov, le grand sculpteur du pays, la quarantaine, avar comme il se doit, c'est la minorité au pouvoir, il nous reçoit dans sa villa cossue du centre de Makhachkala, des sculptures de Chamyl à foison, debout, assis, à cheval, au fond de l'atelier, un grand buste de Lénine, rémanence de commandes soviétiques, la femme d'Ali-Gadji dresse la table, hospitalité du Caucase oblige, son mari sort le champagne et la vodka, je décline l'offre, Zaviolov se renfrogne, je trempe mes lèvres dans l'alcool, pour lui permettre d'écluser, je prends rapidement les quelques photos nécessaires, nous filons vers la grande mosquée toute neuve, construite par les Turcs, Zaviolov trépigne, la grande affaire de la semaine, c'est le barbecue qu'il a organisé soigneusement avec Moshe, le directeur de l'école de danse pour jeunes filles, Zaviolov abandonne sa voiture, nous montons dans un fourgon de pompiers, pour éviter aux pochards qu'ils seront dans quelques heures d'aller se défigurer encore un peu plus contre les platanes qui bordent la route,

une auberge abandonnée sur les rives d'un lac artificiel, Moshe, très concentré, entre en scène, il embroche méticuleusement des morceaux de barbac coupés grossièrement, les débarrasse de l'oignon, du surplus de jus, ils ont mariné quelques heures, au fond du fourgon, dans un grand sac en plastique, je suis chargé de lui faire le plein, régulièrement, en bière, il dirige sa troupe par indications brèves et précises, une dizaine d'hommes nous ont rejoint au fur et à mesure, Zaviolov consulte, place chacun selon un ordre diplomatique qui me reste étranger, le banquet prend rapidement son rythme de croisière, des toasts très travaillés s'enchaînent à un rythme élevé, les participants sont des spécialistes de la chose, chacun se congratule réciproquement, devant tant de métier, on n'estime pas nécessaire d'exiger ma part, mais, ayant intégré depuis dix jours les rudiments de cette coutume indigène, je finis par me voir accorder une chance, et, après les formules consacrées, j'axe mon hiatus sur le manque de convives féminines, sachant, qu'en pays musulman, je ne risque pas de voir mon souhait exaucé, à l'exception de quelques putes, ce qui rendrait la fête encore plus funeste, la vingtaine de bouteilles, vodka et cognac confondus, s'est vidée en moins de deux heures de temps, les convives se séparent en ordre rangé, un grand moustachu se propose de nous raccompagner, dans sa mercèdes noire,

j'occupe la place du mort, la moustache inaugure pour moi une nouvelle manière de doubler, il se cale sur la voie de circulation opposée, à coups d'appels de phares, il chasse les voitures qui viennent en sens inverse, il fond sur eux, pour les impressionner, ça a l'air de beaucoup l'amuser, une seule fois un automobiliste refuse de céder à son intox, moustache vire sur la gauche, par le bas-côté, "on va se reposer dans ma maison de campagne, j'ai une piscine", je suis prêt à accepter puisque tout m'est devenu indifférent, Zaviolov, prudemment, sans vouloir froisser l'autre, m'explique que "se reposer" signifie encore boire, et boire encore, jusqu'au lendemain, il a raison Zaviolov, il a réussi à m'expliquer clairement la situation, il est solide, Zaviolov, même si sa tête oscille continuellement de gauche à droite, même s'il n'a pu s'empêcher de baver abondamment sur le dossier de mon fauteuil, je le laisse manoeuvrer, "comprends-moi moustache, il est déjà deux heures, et à six nous devons être debout, notre ami français doit partir demain matin pour Derbent", tout en donnant un grand coup de volant à gauche, moustache s'exaspère, "mais c'est mon hôte maintenant ! il partira un autre jour, hein ! tu partiras un autre jour ?!" je pense à la distance, minime, entre hôte et otage, "impossible, insinue doucereusement Zaviolov, il a des rendez-vous importants dans le sud, et on l'attend aussi en Azerbaïdjan demain soir", moustache tranche, "c'est moi qui l'emmènerai, jusqu'à Bakou !"

moustache vient de prendre une décision, il me regarde malicieusement, je le regarde à mon tour, indifférent, brusque demi-tour, les pneus arrières dérapent, moustache redresse brutalement, pour éviter le ruisseau en contrebas, il zigzague volontairement, grille deux feux, prend à gauche, déboule sur une avenue, ralentit, tourne encore, à gauche, s'arrête dans la cour de Zaviolov, "ravi de vous avoir rencontré", conclut-il en remontant dans son engin, Zaviolov fait quelques pas pour se dégourdir les jambes, des gens discutent en face, à l'orée d'une petite maison de parpaings rosés fraîchement construite, ils happent Zaviolov, je le vois blanchir, il m'explique qu'on est invité maintenant dans cette maison là, je refuse énergiquement, Zaviolov bégaie vers le maître du logis, qu'on nous attend chez lui, qu'on passera plus tard et presse le pas sans attendre de réponse, il sonne, sa femme, la perruque de traviole, entrebâille la porte, nous vise de haut en bas, d'une voix faiblarde, d'un geste du bras, elle montre à Zaviolov le dîner qu'elle a préparé pour célébrer mon départ, ses deux filles viennent se placer derrière leur mère, pour la soutenir, au cas où son corps se ramollit encore plus et se met à s'affaisser sous nos yeux, Zaviolov ne prend pas la peine de répondre, il demande à boire, les femmes vont dans la cuisine, rapportent deux pleins verres de vin qu'elles disposent devant nous,

Zaviolov retire ses chaussettes, sort une ou deux vannes éventées, les femmes restent de marbre, il leur demande de s'asseoir sur le canapé, autour de lui, elles s'exécutent, je compare les deux verres déjà à moitié vides, dans celui de Zaviolov le liquide est rose clair, tandis que dans le mien il est noir, je pose incidemment la question, les femmes se regardent angoissées, "ah, alors vous pensez que je suis trop saoul ! éructe Zaviolov, que je ne vois même plus ce qu'on me sert !" il n'a effectivement rien remarqué, une de ses filles, la plus jeune, se lève brusquement, on a sonné, c'est le voisin qui vient nous relancer, "tu as promis, Zaviolov, viens honorer mon logis", je le regarde effaré, refuse, Zaviolov en fait une affaire d'état, "je ne peux pas me brouiller avec mes voisins, tu verras, ça ne prendra que cinq minutes !"

assis dans des fauteuils profonds, je les laisse pérorer, la femme prépare un festin somptueux, j'y goûte même pas, je trempe mes lèvres, c'est chaud, froid, vodka, je lève mon verre, en automate, il est pourtant sympathique, cet homme, pourquoi ne comprend-il pas que je veux dormir, maintenant, je me lève brusquement, sors, pour vomir, et, soulagé, me mets à crier violemment à la nuit, les autres font irruption, il est décidément temps d'en finir, je souris, salue, Zaviolov me suit en faisant semblant de s'excuser, il balbutiera encore la même chose au matin, "le voisin, vraiment !" la seule véritable réussite de la colonisation russe, c'est la contamination alcoolique des peuplades conquises,

Zaviolov est concentré, il réfléchit, "comment apprécies-tu mon travail pour t'aider dans ton reportage ?" je ne vois pas anguille sous roche, je le flatte, "je ne te demande pas deux mille, ni même mille, mais ça vaut bien cinq cents dollars !" je reste sans voix, Zaviolov, je suis resté cinq jours chez toi, j'ai rien fait, sauf de t'accompagner boire à plus soif, ici et là, tu déconnes à plein tube, pourquoi tu m'as pas parlé de tes conditions, Zaviolov se justifie, mendie, invente, je négocie, allons Zaviolov, cinq jours à cinquante, je veux bien te donner 250, c'est ce que je dépense sinon en taxi, hôtel, bouffe, Zaviolov s'accroche, il est sept heures, le soleil se lève, mon taxi collectif va partir, j'ai rendez-vous, à midi, à Derbent, juste le temps d'arriver, Zaviolov, cinq cents dollars, c'est ce que j'ai reçu du Monde, ça m'a payé mon aller-retour Paris-Bakou, Zaviolov n'en démord pas, pour lui, pour chacun dans cette partie du monde, quand on vient de l'Occident, on est forcément millionnaire, Zaviolov, allez, quatre cents, "oui, mais j'avais réservé un hôtel pour toi, ça m'a coûté cent dollars de décommander !" je sais qu'il ment, tiens, Zaviolov, les voilà tes cinq cents, il m'embrasse et me sert dans ses bras, je regrette amèrement de le laisser dans la sensation rassurante de m'avoir berné,

je prépare mon voyage au Caucase, j'ai lu et relu Dumas, je trouve à la bibliothèque nationale une carte d'état major russe de 1858, la date du voyage de Dumas, je rencontre quelques universitaires, spécialistes de la région, je propose le sujet à GEO, ils mettent un an à me donner une réponse, je ne perd pas mon temps, je me prépare, ambassade de Géorgie, j'écoute un mythomane, attaché de presse, il me promet l'appui des autorités sur place, il n'en sera rien, je fais restaurer un tableau pour l'ambassadeur, Le Monde me donne trois mille cinq, le prix du billet d'avion, Paris-Istanbul-Bakou, et retour, j'obtiens dix mille francs supplémentaires de mon éditeur, pour lui écrire un récit de voyage, surtout je fais beaucoup de photos depuis un an, je vais partir tout seul, je veux faire les photos, j'apprends, je m'équipe, je photographie tout, les législatives, la victoire du parti socialiste, l'école Estienne, j'ai même la chance d'être payé à en faire, j'enfourne, j'emmagasine, il me manque de comprendre, je considère alors la photo comme une illustration, pourtant, dans le Caucase, voulant à tout prix les réussir, j'y consacre la majeure partie, voire la totalité de mon temps, à quoi bon raconter dans le détail, j'en sais rien, je le fais quand même, c'est quoi un sujet, je crois alors, c'est un motif, une sorte d'ornement, la couleur locale, je fais confiance à l'acuité de ma perception, très bien, mais j'oublie le pourquoi, pourquoi donner des éclats à l'ailleurs, et quoi, si je reprends mes photos, je les sélectionne autrement, je reconstruis, restent les trous, ou reste le trou, de mon intention, je me rattrape comment aujourd'hui, je fouille dans le passé, pour en tirer quoi, des articles, à qui les proposer, non, un livre, je dis ce que j'ai pas fait, que j'ai vu pourtant, je donne la limite de mon fonctionnement,

dans la voiture, à l'arrière on est trois, un grand adolescent dort, sur la poitrine épaisse de sa mère, elle feint de s'assoupir, devant, un militaire dort aussi, la tête basculée, le taxi file, le paysage est morne, quasi désertique, nous attendons avec le chauffeur devant la gare routière de Derbent, mes sacs me pèsent, je me sens sale, fatigué, je reconnais Narimam Namazarov, c'est le seul homme, dans cet endroit, à avoir une allure distinguée, je monte dans sa voiture, nous nous installons dans le jardin de sa villa, sa femme, sa belle-fille, apportent des confitures, du thé, des gâteaux, cinq hommes nous rejoignent, des personnalités du mouvement séparatiste lesghien Sadval, ils écoutent avec respect le chirurgien, il répond posément à mes questions, il doit partir pour Makhachkala dans moins d'une heure, il me confie à un homme trapu et souriant, le plus jeune chef du mouvement, nous traversons à nouveau Derbent, il fait bon, un vent chaud souffle sur les avenues sablonneuses, on longe la mer,

nous arrivons près d'un institut universitaire, Charban laisse sa voiture ouverte, avec mes affaires dedans, plus tard je lui demande, y a jamais de vol, ici, il me réponds laconiquement "il vaut mieux pas, pour le voleur !" à l'institut, nous rencontrons un vieux leader expulsé d'Azerbaïdjan, chacun m'explique la situation avec pondération, dans un calme proche du détachement, un gros moustachu revient juste de la frontière, il confirme de la tête tout ce que me racontent les autres, je demande à photographier le siège central de Sadval, ils sont très surveillés, par les services secrets azéri, ils sont obligés de changer souvent de bureaux, ils préfèrent donc pas, Charban me propose de rester un jour de plus, je peux pas, des amis m'attendent à Kouba, ce soir, à huit heures, de l'autre côté de la frontière, "cet après-midi, je t'emmène au bord de la mer, dans ma datcha, et demain à un mariage lesghien, tu verras, y aura beaucoup de monde, téléphone à tes amis, dis leur que tu décales d'un jour",

à un feu rouge, un groupe d'hommes salue Charban, deux types s'approchent de la portière, "nous sommes prêts, Charban, quand partons-nous ?" les jeunes en ont marre d'attendre, ils veulent la guerre, m'explique-t-il, pour l'instant, il écoutent encore nos anciens, mais bientôt, si la situation reste bloquée, je ne les tiendrai plus, la voiture ralentit, des chemins de terre, de sable, des maisons, cachées par des murs d'enceinte élevés, Charban me présente sa femme, sa fille, ses deux neveux, il me prête un bermuda, la Caspienne est sale, il y a du vent, je me laisse flotter derrière le rideau de vagues et de détritus, nous déjeunons tranquillement, je n'ai plus envie de dormir, Charban et son beau-frère tentent de m'apprendre à jouer à l'idiot, un jeu de cartes russe, en rentrant, nous passons par l'immense forteresse qui domine la ville, il fait presque nuit, je fais quelques photos,

en arrivant devant son immeuble, des hommes attendent Charban, sa cousine vient de mourir, elle a mis au monde un garçon, y a trois jours, depuis elle pisse le sang, sans discontinuer, on a beau lui faire des transfusions, rien n'a pu arrêter l'hémorragie, Charban est en deuil, il ne peut me garder, il doit aider à conduire le corps jusqu'à la frontière, au-delà il ne pourra pas aller sans se faire arrêter, mais il se doit de l'accompagner le plus loin possible, Charban me dépose devant une somptueuse demeure, genre Dallas, chez le directeur des affaires sociales de Derbent, un autre leader du mouvement, je vais passer la nuit ici, demain, c'est lui qui me conduira à la noce, je serre Charban dans mes bras, je regrette de lui dire adieu dans ses conditions,

il fait nuit, je reste longtemps dans la cour en ciment, en contrebas, des tiges de maïs, "c'est les enfants qui ont planté ça, pour s'amuser", me dit Ismaël, un homme d'une quarantaine d'années, taillé à la hache, environ un mètre quatre vingt dix, presque autant d'épaisseur, j'ai tellement soif, je mange la pastèque jusqu'au dernier morceau, tellement faim que je, dors dans une salle d'apparat, cent mètre carré au premier étage, avant, Ismaël veut me montrer quelque chose, il m'emmène dans sa chambre à coucher, sort de derrière sa garde robe "1 fusil de chasse, normal, ça tu connais", 1 pistolet, plus 2 chargeurs, de dessous son oreiller, 2 kalashnikov, une à canon court, l'autre à canon long, enfin, toujours dans sa chambre à coucher, dans un coin, près de la fenêtre, 1 lance roquette antichar, "pour que tu comprennes bien que, ici, c'est le Caucase !" Ismaël est directeur des affaires sociales de Derbent, c'est lui qui distribue le revenu minimum local, "ce qui représente exactement quarante pains par mois !" du haut de sa terrasse il me montre un emplacement, juste en face de chez lui, sur le bord de la route vers l'Azerbaïdjan, "je vais bientôt construire une station service là... ce qu'on ne peut pas avoir avec de l'argent, on peut l'acheter avec beaucoup d'argent ! conclut-il",

le lendemain midi, tandis qu'Ismaël passe chez le coiffeur en prévision du mariage, je flâne dans Derbent à la recherche d'une vue des remparts similaire à ce qu'a pu voir Alexandre Dumas, en vain, dans la Volga noire, signe de reconnaissance des apparatchiks, l'autoradio crachote bruyamment, de la musique juive, Ismaël m'explique, c'est de la musique arménienne, "mais tu sais, ces musiques se ressemblent toutes, ici, dans le Caucase", nous parcourons une trentaine de kilomètres, Ismaël se rend en moyenne à quatre ou cinq mariages par semaine, "ça n'a rien d'extraordinaire", à l'orée d'un village, deux ou trois cents voitures garées un peu n'importe où, au bout d'une rue parallèle, l'entrée insignifiante d'une maison, une courette, quelques marches, une bâche tendue, un marché, une foire, des tables, longues, à n'en plus finir, je m'installe avec Ismaël, dans le coin des chemisettes blanches, le coin des apparatchiks du sud du Daghestan, le chef de la milice de Khazaiourte, le chef du fsb, l'ancien kgb, de Derbent, plusieurs maires, directeurs d'usines, militaires, i tak dalché, ça boit vite et bien, je m'éclipse pour aller prendre quelques photos,

collée contre un mur de la maison, la table des mariés, figés dans leur solitude, à droite, le coin du tamada et de ses acolytes, et, à côté, la table des musiciens, devant la piste de danse, le déroulement des opérations est assez simple, le tamada, en l'occurrence l'oncle du marié, prend la parole, fait l'éloge d'un des convives, celui-ci vient exécuter quelques pas de danse en compagnie d'une femme, qui recueille dans ses mains levées des billets de banque des autres assistants, billets qu'elle dépose au fur et à mesure dans une corbeille, près de la table des musiciens, le tamada fait venir successivement un membre du clan du marié, puis un de celui de la mariée, les deux clans sont censés rivaliser jusqu'au bout de la nuit, la lesghine, ce que j'en vois, se danse les bras levés, en face à face, les hommes font des mouvements de jambes assez amples, ils les personnalisent en fonction de leur caractère, les femmes font des pas, menus, tournent gracieusement leurs poignets et leurs doigts en formant des arabesques subtiles,

"C'est une sorte de marche cadencée, écrit Moynet, où les bras ont plus à faire que les jambes ; les pieds ne quittent pas la terre. Et l'on s'étonne d'avoir pris tant d'intérêt à une danse qui commence d'une façon si monotone."

les "chemisettes blanches", les apparatchiks, sont maintenant debouts près de l'entrée de la demeure, isolés, autour d'une table vide, au milieu, le strict nécessaire, des quartiers de pommes, en guise de zakouski, et des bouteilles d'alcools forts, les gueules se sont ouvertes, elles rougeoient, c'est l'heure de se congratuler, mutuellement, je me souviens, à Bakou, assis tranquillement, au soleil, sur le front de mer, une anecdote du chef de la communauté lesghienne d'Azerbaïdjan, Ali Moussaïev, dans un français des plus châtié, "un inconnu pénêtre dans un restaurant, au fin fond de la Sibérie, il commande une bouteille de vodka, un grand verre, il se verse la moitié de la bouteille, boit d'une traite, se verse l'autre moitié, commande une autre bouteille, fait de même, va pour commander la troisième, le serveur s'approche, circonspect, vous êtes lesghien n'est-ce pas, et l'autre de répondre, comment avez-vous deviné ?" les toasts s'accélèrent, seul le visage d'Ismaël reste impassible, il absorbe autant d'alcool que les autres, il guette le bon moment pour nous éclipser, je dois rejoindre la frontière dans moins d'une heure, l'alcool ne l'a pas rendu plus exubérant, mais Ismaël, dans la voiture, se laisse aller à quelques confidences, il s'apprête à briguer le mandat de maire de Derbent, il a accumulé depuis six ans tous les appuis nécessaires, il est sûr de réussir,

un café, vers Montparnasse, je dis à Iouri, si jamais y a la guerre avec les Lesghiens, j'y retourne, je fais quelque chose pour aider ce peuple, je sais pas ce qui me passe par la tête, l'envie de me suicider, une forme de dépersonnalisation, ou simplement une légère pointe de dépression, huissiers, factures, dettes,

à la frontière, à nouveau des problèmes de visa, cette fois-ci du côté azéri, je partage mon taxi avec un milicien lesghien qui travaille dans l'Oural, il rentre dans sa famille pour les vacances, il est particulièrement désagréable, en russe c'est plus précis, nakhal, on perd une demi-heure dans Kussari pour trouver son HLM, l'Azerbaïdjan est plus riche que le Daghestan, le contraste est frappant, mon taxi me dépose à Kouba après dix heures du soir, Hamlet et Mehmet, chez qui je vis à Bakou, ne m'attendent plus, nous dégustons des brochettes de moutons, au calme, au bord de la rivière, il fait bon vivre,

cette rivière sépare la ville en deux moitiés, d'un côté la ville turque, sur les falaises, de l'autre, la ville juive, sorte de faubourg en contrebas, les Juifs sont venus s'installer dans le Khanat de Kouba au dix-septième siècle sous le règne de Hussein Ali Khan à qui ils ont demandé protection, descendus des montagnes ils se sont installés sur la rive gauche de la rivière Kudi Atchaï, ils vivent là depuis 350 ans, leur langue est proche du farsi, "il y a 2500 ans, nous avons quitté une ville d'Iraq nommée Our pour les montagnes du Caucase", m'explique le chef actuel de la communauté, il nous attend à l'entrée de son bureau, debout, sur le pas de la porte, juste en dessous d'une portrait du président Aliev, debout lui aussi, de trois quart, exactement comme l'homme vivant que j'ai devant moi, la symétrie est frappante, comme si Aliev est sorti de son cadre et s'est coiffé d'un panama afin de me montrer les bienfaits qu'il prodigue à cette minorité pittoresque, des Juifs, ni ashkénazes, ni séfarades, des Juifs du cru, du Caucase, "depuis la nuit des temps", c'est ce que ne cesse de me répéter l'homme, affable par ailleurs, selon lui, le président Aliev est en passe de transformer l'Azerbaïdjan en paradis terrestre, et en particulier pour sa communauté, à lui seul, le président vainc, où qu'elle se trouve l'adversité, ce discours je l'entends des milliers de fois au cours de mon voyage, pas seulement de la part de représentants de l'autorité, non, finalement, en y repensant après coup, ça n'a rien d'étonnant, c'est la pente naturelle, attribuer à une puissance extérieure, supérieure, omnipotente, la cause du monde,

je passe une heure à photographier des panoramas de la ville depuis le cimetière juif, de retour dans le faubourg, nous buvons du thé à la cannelle, le cafetier m'explique qu'une Australienne est venue les filmer il y a quelques années, Mehmet achète de l'essence à un camion citerne à la sortie de la ville, il vérifie dans un verre la pureté du pétrole avant de faire le plein, rien de remarquable sur la route, si ce n'est l'aspect dévasté des environs de Sumgaït, un ancien pôle soviétique de l'industrie pétro-chimique, des tuyaux à fleur de sable, d'immenses usines désertes, en ruine, nous approchons de Bakou, la ville est très étendue, nous n'effleurons même pas le centre pour rejoindre la banlieue où vivent mes deux guides, je me souviens rien de remarquable, ni à Bakou, ni nulle part en général, la courtoisie d'Hamlet, l'hospitalité du Caucase, ou quoi, je ne réussis plus à faire un compte rendu linéaire de ce voyage, c'est comme si, le nord, le sud, de l'Inde, la Russie, Amsterdam, Rome ou New-York, tout se télescope,

aéroport de Bakou, cinq heures du matin, Türkish airlines, la provenance, Stanbul, une meute de chauffeurs de taxi en attente derrière la barricade, je passe les contrôles et vais m'asseoir un peu plus loin, suivi par un type de mon âge à l'air affable, "d'où tu viens ?", devine que je réponds, "Léthonie ?", presque, "Esthonie ?", voilà, "je trouve toujours la nationalité des passagers, comme ça, rien qu'en les regardant", je pense, pas mal, faut dire, passer pour, je suis déguisé, une veste minable aux couleurs ternes, un pantalon noir de mauvaise qualité, une chemise blanche en tergal, et la barbe que j'essaie de faire pousser, tenter de ressembler à un mollah pour passer inaperçu au Daghestan, "comment ça va, chez vous, en Esthonie ?", ça va que je lui réponds, "vous vous en sortez bien, vous, les pays baltes", on a pas à se plaindre, "et les taxis, qu'est-ce que vous avez comme marque de voiture ?" y a de tout, mais ça reste russe, des jigoulis quoi, "ah bon ? parce que nous, les Turcs nous ont destocké leur renaults 12, y a plus que ça comme taxi", des quoi, "des renaults, des voitures françaises", ah, des françaises, après je bois le thé dehors avec son cousin, je suce des canards pour rester éveillé, j'attends le bus, mais le cousin me propose de m'emmener, c'est sa direction, je lui donne ce que je veux, combien ça coûte, cinquante, cinquante dollars, combien je peux lui donner, cinq, le double du prix du bus,

on traverse un no man's land, entre l'aéroport et la banlieue de Bakou, "tu vois, y a pas si longtemps, de cette colline, ça tirait de tous les côtés, avant qu'Aliev arrive au pouvoir, c'était l'anarchie", de la terre, du sable, gris, blanc, des ruines d'usines, des derricks rouillés, je retrouve la décrépitude soviétique, arrivé en haut d'une colline, la ville apparaît, collée à la mer, encore transpirante de brume, Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan, des barres d'immeubles, toutes les mêmes, des monticules de pastèques, arbouz, à même le sol, je descends du taxi, Hamlet m'attend, il fume cigarette sur cigarette,

donc je suis arrivé à Bakou, au début j'ai vu que c'est à moitié détruit, razrouchino, disons plutôt en état de désolation, très vite je me suis réhabitué, très vite je n'y ai plus pensé, comme quand on retrouve des repères anciens, tout le monde dit du bien du président Aliev, "notre bien aimé président", qui fait ceci, cela, bon, d'abord les gens sont très accueillants, ça fait jamais des amis pour autant, ça laisse des traces, elles s'effacent, ou pas,

je reprends, à la sortie de Kouba, en fait, la chronologie est en soi une trame, elle tient lieu de contenu, raconter autrement, autre chose, mais quoi, j'arrive à Bakou, en fait j'y reviens, j'y ai déjà passé une semaine, le marché du 8ème kilomètre, je vois des débris de Russie, des retraités, ils vendent leur dernière fourchette, leur téléphone, j'en ai acheté un, orange, design 70, pour Hamlet, il est en train de jouer aux échecs, avec son copain de classe, Othello, au moment de leur naissance, dans les années quarante, les premières traductions de Shakespeare en azéri, alors forcément, je rencontre des réfugiés karabakhs, dans un obché gîte, un foyer, une vieille ukrainienne, en guise de gardienne, elle refuse de me laisser entrer sans autorisation officielle, les réfugiés s'en mêlent, elle-même, pourtant, c'est une ancienne réfugiée, elle a fui l'avancée des allemands, il y a longtemps maintenant, c'est à deux pas de la barre HLM d'Hamlet, sa sœur, directrice d'école, la femme de Mehmet, met le voile pour demander au mufti de la mosquée d'en face d'acheter sacs de ciment et peinture, pour remettre en état ses classes délabrées, la misère d'un monde finissant, Mehmet, membre de l'union des écrivains, journaliste à la radio, "c'est facile, t'appuies sur ce bouton, là, ça enregistre, y a plus qu'à diffuser", il fait le taxi, sa véritable source de revenus, Mehmet bégaie par saccades, en bave, pète des lèvres, tous ces masques de cire aux grosses gouttes de sueur, un monde finissant, des montagnes de pastèques, à chaque coin de rue, la chose blanche, fromage frais, on en mange tous les matins, avec du pain,

main basse sur Bakou, le vieux centre se réhabilite à coups d'investissements occidentaux et turcs, les compagnies pétrolières, le palais présidentiel, une visite dans un centre de presse, un photographe m'aide, je me souviens même plus de son prénom, un prof de médecine, voisin d'Hamlet, s'est aménagé un coin de jardin grillagé, me raconte cette histoire censée se passer au XVIIIème siècle, d'un ornithologue français et de son guide azéri, le guide, las du silence environnant, s'adresse à son hôte en ces termes, "tu es un grand savant, tu viens d'un grand pays, tu connais beaucoup de choses, posons-nous chacun une question, si tu ne sais pas répondre à ma question, tu me donnes quatre pièces de monnaies, et si moi je ne sais pas répondre à la tienne, je t'en donne seulement une, parce que je ne suis qu'un pauvre guide, je commence : Comment s'appelle cet oiseau aux plumes noires et brillantes, grand comme un héron, avec un bec jaune, de long cils orangés, et qui se nourrit de grenouilles qu'il attrape dans ses serres violacées ?" l'éminent savant français réfléchit, réfléchit, réfléchit encore, le silence devient à nouveau pesant, le guide, dans un geste de dépit, comme pour soulager son protégé, tend la main et la referme aussitôt sur les quatre pièces de monnaies, le silence est encore plus lourd, le savant reste prostré, le regard tourné vers l'intérieur, finalement, contrit, peiné d'avoir à avouer son impuissance, il se retourne vers son guide, et, d'une voix à peine audible murmure, "dis-moi, comment il s'appelle alors, cet oiseau ?" l'autre, dodeline de la tête, et avec un regard d'enfant pris sur le fait, tend sans un mot en retour une pièce à son illustre compagnon,

je continue sur mon voyage, avant même de partir, l'année précédente, ou même quelques mois, quelques semaines avant, je me dis, je vais dépenser mon dernier argent, en pure perte, je vais revenir avec les mêmes problèmes, je sais pas alors, pour les photos, j'en vendrai aucune, une erreur de ma vie, je lutte contre le temps, je le laisse filer, j'hésite toujours, il fait chaud en août, partout de la musique, ou bien, tous ces gens, je me souviens plus de rien, j'ai dû rencontrer le ministre des minorités, qui bégaie, comme Mehmet, "aaaaaalors monsieur Bourgeois, saaaaaaaachez que..." parce que je me suis intéressé au problème lesghien, j'ai donc été surveillé par le kgb du cru, d'ailleurs Mehmet me le dira un matin en rigolant, "ah, j'ai appris que les nôtres t'ont suivi, même au Daaaaaaaaaghestan !" faut pas oublier qu'Aliev, leur président, en a été général,

How fragile we are, "On t'attend dans une voiture blanche", le poste frontière est perché sur une colline, un pont, une rivière, la Géorgie de l'autre côté, je traverse avec Hamlet, elle est bien là, bronzée, Nino, sa robe à fleur, je change de monde, ça se sent, la traversée de la Karétie au soleil couchant, plusieurs fois arrêtés par des policiers en civil, la grosse bmw attire les regards, Niko au volant, grand maigre, émacié, une barbe de trois jours, on le prend pour un narco-trafiquant, c'est l'heure où les troupeaux de vaches rentrent d'elles mêmes dans les fermes, on attend tranquillement à l'orée des villages que la route se dégage, il fait nuit noire, Telavi, on est logé chez des voisins d'amis de connaissance, l'hospitalité profonde, au matin, des monastères, une usine, un institut vinicole,

le dernier espoir de rentrer dans mes frais vient d'être balayé ce jeudi, en sortant du service photo du Fig'mag, c'est pas tant que je les ai ratées, ces photos, puisque je sais les faire, c'est qu'y faut préparer le terrain, ou faut, mais, c'est plus temps d'y penser, la loi du marché, j'ai investi, j'ai perdu ma mise, je peux plus jouer, je pense, je suis sonné, j'ai les joues chaudes comme de me prendre des claques, j'ai investi mon temps, mon dernier argent, en pure perte, je suis parti avant d'avoir fini ma formation, je pense aux chevaliers Jedi, à Luke Skywalker, comment son père, Darth Vador, a-t-il pu prendre l'empereur à bouts de bras, le foutre dans le trou de l'espace, et comment ce dernier n'a-t-il pas pu se rattraper, se sortir d'affaire, et désintégrer le père et le fils, et même toute la galaxie, c'est lui le plus fort pourtant, du moins dans le scénario, y peut lancer des éclairs, faire tout un tas de trucs inimaginables, mais pas, je sais plus quoi penser ni faire, je me surestime finalement, je crois que je suis capable de tout, mais qu'est-ce que je veux au juste,

c'était le deuxième ou troisième jour à Tbilissi, d'abord au restaurant, un fonctionnaire me raconte ses chasses à l'ours, puis chez une hystérique, ses cheveux frisottés, sa peau, son attitude de bébé, peu importe, c'est surtout la suite des toasts, le regard ravi, baissé de Niko pendant son éloge, l'attitude mesurée, pleine de componction, d'un futur époux, l'hotesse demande, après son départ, à une heure raisonnable, à toute la tablée, si elle fait le bon choix, en voulant épouser ce vieux dandin, Nino au piano, la gaieté dans le désert, je vais tout mélanger, je me souviens, à Tbilissi, je suis arrivé après le quinze août, il fait chaud à la frontière nord, j'ai quitté Hamlet et Mehmet vers huit heures du soir, nous traversons, avec Niko et Nino, la Karétie, au soleil couchant, dès le lendemain, à Telavi, il pleut, il a continué à pleuvoir sur Tbilissi, je me demande quand je vais pouvoir prendre des photos, pas de pellicule sensible, rien au-delà de 100 iso, aujourd'hui je sais un peu mieux, construire, je me souviens d'un vin noir épais, du saperavi, censé faire battre les veines à fleur de peau, des premiers kingalis, des raviolis blancs géants, en forme de grosses morilles, on les tient par la queue, pour les croquer, on me dit, les meilleures sont à la viande d'ours, mangés en compagnie d'un oenologue de la grande coopérative de Telavi, ça ne le gêne pas, semble-t-il, d'alterner grands bocks de bière et vin rouge, au musée du vin, un peu plus tôt, du blanc, un 91, vinifié à l'européenne, c'est-à-dire sans le goût de la glaise, délicieux, très bien, ma première soirée, l'hospitalité, une jeune femme charmante, blonde, l'aspiration à la volupté, je repense à Nino, son Niko d'amant, je continue, la pauvreté, après l'Azerbaïdjan, la Géorgie semble désolée, des mendiants, non plus cette effervescence de boutiquiers au moindre coin de rue, non, de grands espaces vides, gris, le regard clair de certains Géorgiens, pourtant, indéniablement, une douceur de vivre, la mienne sans doute,

je pense, je saute à autre chose, le principal, les banquets, les repas, l'art de la table, j'y viens, deux médecins, des amis de Nino, deux grosses bonbonnes de six ou dix litres de vin blanc, plutôt orangeade, couleur brique, rendu indéfinissable par les parois vert soviétique des récipients, Niko, son frère, le directeur d'un quotidien en vogue, nous rejoignent, quelques jours après, je me suis fait interviewé, par une soi-disant belle jeune femme, "on vante les Géorgiennes pour leur grande beauté, qu'en pensez-vous ?" quoi lui répondre, quand je pense, je me suis prêté à ces absurdités, et pas qu'une fois, déjà en Inde, à Allahabad, et puis, je reprends, le dernier soir, à Poti, sur les bords de la mer Noire, de retour, un banquet, le soir, tard, je reste seul, dans le jardin, avec une vieille femme, très belle, le début d'une conversation amoureuse, avortée par la nuit,

tout à remettre en route, j'ai mal d'avoir tant attendu, d'atteindre un âge si mûr, j'ai peur de ne pas y parvenir, trop de choses, faire le tri, aller à l'essentiel, saturer, je le dis à chaque fois, revenons, Nino se fait enlever à 18 ans par son promis, dans la grande tradition caucasienne, le temps d'être enceinte, mariée, de souffrir, de le quitter, il est narcomane, il ne voit plus le jour, Isabelle a de beaux yeux noirs, à la fois enfantins et excitants, elle s'est faite violer par un oncle encore petite fille, elle a fini par me l'avouer, je lui donne des cours, je suis le seul à qui elle se confie, une chose est de rêver d'être violée consentante par son amant favori, une autre est de l'avoir été enfant, elle m'attire, elle me veux, elle m'aime, j'oublie la raison de mon refus, longtemps je regrette, maintenant, je m'en souviens, je sais plus, j'avance, la Géorgie est un beau pays où il,

je reprends, le dernier soir, à Poti, l'alcool de miel, l'hospitalité, on débarque, Nino, son Niko et moi, chez un ancien footballeur professionnel, un coéquipier du père de Nino, ils construisent un banquet en moins de deux, j'y arrive plus, c'est, quelque chose se grippe, c'est, je raconte pourquoi, je peux plus, je dois écrire un article, un seul, pour le Monde, je peux plus, c'est rien, quelques feuillets, je peux plus, j'arrive pas à savoir pourquoi, c'est pas mentir qui me gène, ou alors si, c'est, j'écris rien que ce que ma mémoire me dicte, et pourtant, donc j'invente rien, c'est comme ça, ça se voit, je relis ce que je viens d'écrire, ça se passe n'importe où, pas besoin d'aller loin, pas besoin de, c'est, je traverse un espace, mais lequel, je déroule mes souvenirs, je suis ailleurs,

ça m'a apporté quoi le voyage, ce que j'aime, l'imprévu, disons, de quoi je suis curieux, ou déjà, dès Peshawar, à la frontière afghane, j'essaye de, ou même avant, en attendant l'avion, ou dans l'avion, sa façon de me regarder, la première rangée de fauteuils, juste derrière le cockpit, c'est les regards en coin, quand elle ne sait plus quoi dire, pour que je la relance, je repose une question, ou je dis un truc débile qui la fait rire, 25 ans à peine, des bijoux partout, un beau sari bleu nuit, elle se rend au mariage de son cousin à Lahore, je ne détache pas mon regard de ses ongles, longs, et noirs jusqu'à la limite intérieure de la peau, ou bien je me souviens, d'une autre voisine, entre Istanbul et Bakou, de son décolleté généreux, elle en a plus de cinquante, c'est une femme d'affaire, elle achète des denrées alimentaires, principalement du blé pour le compte du gouvernement azéri, elle se frotte, me parle avec convoitise, ou ce banquier indien entre Calcutta et Delhi, il me décrit la cuisine du Royaume uni où il fait semblant d'être allé, "it's not greasy, and it's not spicy", c'est le moins qu'on puisse dire,

sur la fin, il a plu, dès que je suis arrivé à Tbilissi, ou le lendemain, c'est après le quinze août, et, début septembre, elle me raccompagne, toujours avec son Niko d'amant, à dix kilomètres de Batoumi, sur les bords de la Mer Noire, la frontière entre la Géorgie et la Turquie, je suis coincé, juste entre les deux, dans le cordon de sécurité russe, résidu de la guerre en Avkhazie, des militaires zélés refusent de me laisser passer, comme quoi mes visas sont périmés, j'en ai pourtant trois, je négocie, j'explique, j'ai un avion à prendre, il me reste juste assez d'heures de car, vous voulez m'enfermer, trop dur, le ton, j'essaie de repasser de l'autre côté, l'officier de service ordonne, deux soldats viennent me planter leur fusil dans le cou,

l'ombre de Chamyl, je rajoute un titre, je suis en dettes, un an plus tard, ça pète au Daghestan, une nouvelle guerre tchétchène, j’en profite pour rembourser, un chapô, "le conflit naissant au Daghestan révèle la faiblesse de la politique russe dans le Caucase, les risques d’un embrasement à long terme sont à envisager", je sens le porte à faux, ci-suit l’article, "à plus de cinquante ans, l'auteur des Trois Mousquetaires est célèbre dans tout l’occident. Après avoir visité Moscou et Saint-Pétersbourg, Alexandre Dumas décide de pousser à travers les conquêtes méridionales de l’Empire. Croix chrétiennes et pierres tatares sont si fréquentes sur la route, que, de Kislar à Derbend, on croirait marcher dans un vaste cimetière, écrit-il alors. Protégé par les gouverneurs locaux et muni d'une escorte de Cosaques, Dumas traverse une région en pleine ébullition, le Daghestan, où un grand chef avar, l'imam Chamyl, fédère les guerriers tchétchènes, et résiste héroïquement aux troupes russes. Kizlar est aujourd'hui un poste frontière. Juste à l'entrée de la ville, un carrefour, des soldats, des bunkers, des chicanes, régulent le trafic. Le drapeau de la Tchétchénie libre flotte de l'autre côté de la route. Partout des check-points, des troupes armées. C'est en Sibérie qu'on retrouve des mamouths en état de parfaite conservation. Ici, à Kizlar, depuis que la glace soviétique a fondu, la société est restée à peu près dans l'état où Dumas l'a trouvé en 1858. Ici, à Kizlar, les descendants des Cosaques ont conservé dans leur armoire les costumes et les armes de leurs ancêtres, et sont prêts à les revêtir à la première occasion. Ils ont constitué des partis politiques pour revendiquer l'ancienne ligne de colonisation. Le 24 Octobre 1998, le Daghestan fêtait les 200 ans de la naissance de Chamyl. Dans la capitale, Makhachkala, le gouvernement a inauguré une statue du héros. Le sculpteur, Ali-Gadji Saïgidov, auteur de l’œuvre, ne se fait pourtant pas d'illusion : "Les fanatiques vont sans doute la détruire, comme le bronze de 4 mètres 70 qu'ils ont fait explosé dans l'aoul (village à flanc de montagne, ndlr) natal de Chamyl en mars de l'année passée." La culture ancestrale refleurit et fait parfois office de loi. En s'enfonçant sur la route qu'à emprunté Dumas, à Bouniask, on a récemment enregistré des cas de justice directe : Un violeur d'enfant a été brûlé vif par les habitants de la bourgade. La conquête du Caucase nord a commencé en 1785 et s'achève en 1859, juste après le départ de Dumas. En fait, la Russie tsariste maintient une administration militaire jusqu'à la révolution de 1917. Sous les Soviétiques, la Tchétchénie et le Daghestan sont encore considérés commes les régions les plus instables de l'empire et restent soumis à un strict régime militaire et policier. Aujourd'hui, la politique de la Russie post-soviétique, dans cette poudrière, reste assez primaire : Moscou organise des symposiums d'apparatchiks locaux pour promettre l'autonomie culturelle. En parallèle, les partis politiques représentatifs de tout le Caucase tentent des proposer des alternatives nationalistes. Le Daghestan va-t-il, comme la Tchétchénie, faire sécession ? La question n'est pas tranchée. Les peuples qui le composent sont-ils capables de se fédérer à nouveau comme du temps de l'imam Chamyl ? Rien n'est moins sûr. Le choix d’un homme qui porte le même nom, Chamyl Bassaïev, n’est en tout cas pas innocent. En attendant, l'anarchie règne, et la loi, plus qu'ailleurs, est ici celle des clans maffieux qui se partagent la misère…" le chef de rubrique me le dit au téléphone, il faut une preuve, j’ai touché une avance sur frais, il faut un article, il ne sera pas édité, un ou deux feuillets de caution, je n’ai plus rien à rembourser,

je retourne à Batoumi, sous la pluie, j'attends le conseiller culturel de l'ambassade de Géorgie en France, en vacances chez des amis, il a eu la présence d'esprit de se trouver juste à l'endroit et au moment où j'ai besoin de lui, j'attends, des heures, je calcule, seize heures de bus entre Trabzond et Istanbul, pas question de prendre l'avion, à cette période de l'année, ils sont pris d'assaut par les travailleurs immigrés qui retournent en Allemagne, y faut encore rajouter trois ou quatre heures de taxi collectif entre Batoumi et Trabzond, mon avion pour Paris est à huit heures le lendemain matin, je peux plus y être, je fais le trajet inverse jusqu'à la frontière, toujours cette pluie qui poisse, une vieille jigouli rafistolée avec des bouts de ficelles en guise de taxi, un fourgon de paysan sorti du rencart, je refais le calcul, il me manque cinq heures, je rattrape deux heures de décalage, le compte y est pas, sans oublier le trajet jusqu'à l'aéroport, je cherche vainement une voiture qui accepte de me prendre contre devises, encore une heure de perdue, je repasse tous les points de contrôle, russe y compris,

il faut, je réfléchis, je refais tout le trajet dans ma tête, quel trajet, le trajet du désir, du désir de me déplacer, je pense, c'est facile, la fuite, mais de quoi, ou alors je dis, c'est un hasard, un entraînement, dès l'enfance, je colorie sagement des albums sous le regard de l'hotesse de l'air, un détail, avec mon père, une des dernières fois, il habite le long de la gare Montparnasse, à Paris, en face d'un hilton, sheraton, on descend de son appartement pour s'installer confortablement dans les fauteuils du hall de l'hôtel, comme ça, pour discuter à notre aise, l'habitude,

je marche dans la boue entre deux frontières, je laisse un Adjar, un Géorgien musulman du cru, en voyage de noce, négocier le prix du taxi, coincé à l'arrière je fume les cigarettes que m'offre le chauffeur, j'ai accepté le prix demandé, faible au demeurant, à condition qu'il aille très vite, il va effectivement très vite, à quatre heures moins cinq nous sommes à l'aéroport de Trabzond, à quatre heures décolle le seul avion pour Istanbul, il reste une place, elle est pour moi, j'ai jamais compris pourquoi j'ai toujours de la chance en voyage, toujours, je vois pas Istanbul, je reste la nuit dans l'aéroport à écrire à Türkish airlines pour qu'ils me remboursent un billet inutilisé, et à compter les heures, dix, quatorze, seize, l'avion décolle, je discute avec un petit enfant kurde de Pierrefite, c'est tout, il n'y pas d'amour dans cette histoire,

je le dis, la raison d'être des histoires, l'amorce d'une copulation, voilà, la rencontre, les secrets de l'engendrement, la filiation, le spectacle de l'arbitraire, à la croisée de deux séquences ordonnées, un frottement, une collusion, laquelle, je veux en faire le récit, elle a eu lieu, mais où, je voyage tant et plus, je suis ailleurs, continuellement, si, finalement, je vais au devant, je rencontre rien, parce que, j'ai oublié ce qui me terrifie, ce qui me fait jubiler, je vais au devant de rien, le décor se déroule, plus chatoyant que jamais, je vois rien, je suis nulle part,

je le redis autrement, dans le style de Dumas, éclatant et inutile, la matrice à images, la matrice du reportage, "Nyssa était peinte comme toutes les femmes d'Orient. Une forêt de cheveux noirs, luxuriante, sinon vierge, sortait avec furie de sa petite calotte de velours. Des centaines de pièces de monnaie tatare, après avoir circulé comme un pactole autour du petit bonnet, retombaient en cascade le long de la chevelure, inondant d'une véritable pluie d'or les épaules et le sein de la moderne Danaé."

je reprends, une dernière fois, Bakou, le marché du 8ème kilomètre, j'y retourne plusieurs jours, je prépare le terrain, avant de m'en faire refuser le droit de photographier, je passe outre, un matin, vers six heures, mes meilleurs clichés, un enfant, dix-huit ans, le visage et le corps ridé d'un vieillard, prisonnier en Arménie, à vrai dire, je peux en coller, du souvenir, tel jour ceci, tel autre cela, la fiction du reportage oblige à avancer, toujours, je me suis focalisé sur cinq ou six malheureux jours, le Daghestan, les moins intéressants, pourquoi, sans doute, parce que, j'y retrouve un peu de mon intention, traverser en quatrième vitesse, survoler, je cherche, le but de ce voyage, de tous mes voyages, je peux remonter le temps, mais jusqu'où, non, quelques séquences, l'Inde du nord, le Kerala, la Russie, c'est, pourquoi,

 haut


au début je suis chargé de constituer un dossier, je rencontre Jean Deloche, de l'Ecole française d'Extrême Orient, il est spécialiste des voies de communication dans l'Inde ancienne, de passage à Paris, il vit à Pondichéry, je compulse aussi les vieux Geo, un National sur le même sujet, je fais du digest, l'idée, on a déjà les photos, c'est d'écrire un article sur la route sans y mettre les pieds, je compose la trame classique du grand reportage, un personnage principal, auquel le lecteur est censé s'identifier, des détails, des ornements, une petite dramatisation, l'article se tient, le rédac chef se tâte, il hésite, puis finit par lâcher, "il vaut peut-être quand même mieux aller y voir", on me donne un billet d'avion, dix mille d'avance sur frais, je suis parti,

1 juillet, vieux 747, petite nuit de sommeil, quatre heures environ, allongé sur une banquette, au fond de l'avion, réveil au-dessus d'un désert, sinueux, le Pakistan, sans doute, quelle importance, aéroport Indira Gandhi, toilettes pour hommes, le larbin attend le moment opportun pour m'ouvrir le robinet, un vieil Indien, assis sur le bord d'un chariot, indique de deux doigts gourds, la goutte, sans doute, quelle importance, indique à un porteur en uniforme, les effets à charger, un bus pourri à vingt roupies, le centre de Delhi, la chaleur m'arrive de partout, le nez, la bouche, les yeux, poussière, poudre légère, terre battue, rose tendre, des habitations en tous genres, cahutes, caserne, palaces, petits pavillons carrés aux toits plats, blanc lépreux, verdoyant tout autour, comme des cottages anglais, autorickshaw jusqu'à l'hôtel, à deux pas de Connaught place, cent balles pour une clim, un ventilateur, un drap troué, en face de mon lit, la reproduction encadrée d'un bonheur savoyard, forêt de sapins noirs et lac reflétant des cimes enneigées, déambulation le long de larges avenues, à s'y perdre, période de campagne électorale, des affiches partout, Indira, son fils, et le nouveau ponte du parti du Congrès, des Sikhs déboulent à toute blinde, par grappes de deux ou trois Jeeps, des affiches collées sur le capot,

je prépare mon voyage, je compose le trajet en fonction du récit, suivre la route, de haut en bas, d'ouest en est, j'arrive à Delhi, je repars presque immédiatement, Peshawar, mon point de départ narratif, la frontière afghane, le trajet se calque sur le récit à écrire, la réalité supposée d'un voyageur imaginaire, je me prête à ce rôle, ça n'a aucun sens, et pourtant, ça conditionne mon histoire, supposons, je fais le chemin inverse, ou un autre, le récit n'est plus le même, qu'en reste-t-il, rien, la seule nécessité du récit, celle de la mémoire, elle recompose, à l'infini, elle reconstruit, peu lui importe le trajet réel, elle invente, le monde environnant, en fait, elle invente, à chaque fois, un autre récit, moi, au contraire, je reste assis, des journées entières, dans des bus, j'écris mes impressions, jour après jour, ça n'a aucun sens, je me plie, je note consciencieusement, jour après jour, le peu que j'entr'aperçois, un carnet, les dates, en guise de jalons,

2 juillet, odeurs de brûlé, un peu partout, sèches, violentes, elles prennent immédiatement à la gorge, aux yeux, à cause de la chaleur, odeur de noisettes grillées, de maïs, cordons de chanvre à l'étal, vendeur de bétel, se consument, lentement, disons, je passe dans le vieux Delhi, je vois ces façades desséchées, les fenêtres aveugles, les grillages noirs, une activité grouillante de misère effrénée, pour finir jusqu'à cette chambre glauque, silencieuse, l'habitude, savoir se déplacer, dans l'espace, des gestes quasi hypnotiques, l'habitude, habiter son déplacement comme on habite sa chambre d'enfant, je branche la vieille clim, un bout de tissu, masque la fenêtre, frissonne, vaguement,

d'accord, je suis en Inde, un soir, avant de partir, je dîne chez mon oncle, le marchand, il est très riche, y vend du tissu, il a passé sa jeunesse en Asie, pendant huit ans, en stop, sans doute, pour fumer, une fois, il est allé jusqu'à Hong-Kong, il joue le rôle du figurant occidental, dans un film local, pour se payer le billet de retour, y me raconte aussi, dans les hôtels les plus pourris, en Afghanistan, dans les chambres, deux lits, et une troisième place, par terre, entre les deux lits, elle est pour lui, en général, il réussit à dormir, couché par terre, à l'arrière des bus indiens, il m'explique sa technique, il met un sac plastique, sous son duvet, il les replie toujours dans le même sens, au retour, il vend des tissus indiens, sur les marchés parisiens, y fait fortune, maintenant, y fabrique son tissu en France, s'il retourne en Inde, il dort dans les hôtels intercontinentaux, il boit de l'eau minérale,

3 juillet, ce matin, tour du vieux Delhi en trottinette, à midi, Times of India, senior editor, distant enough, me refile un bouquin sur la gt écrit par un couple d'Anglais, nul, la même chose que Geo, mais dilué sur trois cents pages, "cette route mythique", la collusion entre des bribes de rappels historiques et des soleils couchants, lui se contente de me dire que je vais "avoir chaud", The pioneer, New-Delhi, Tuesday july 3, Woman's body burnt in MDC Hotel oven, "in a bizarre incident, the body of a woman was burnt in a tandoor (oven) of an open air restaurant in the heart of the city by some of its employees late on sunday night", les faits divers sont partout les mêmes, y manque toujours l'essentiel, un lien, comment, sinon, se les approprier, comment circuler, établir des connexions dans sa tête, s'il n'y en a pas dans les faits, c'est arrivé, mais quoi au juste, il suffit d'en rendre compte, mais de quoi au juste,

4 juillet, 10h55, Pia, Lahore-Peshawar, j'abandonne mon cran d'arrêt au douanier, ravi, dans l'avion, un noble du cru m'invite chez lui, à ses chasses, à la sortie de l'aéroport, des larbins pour lui ouvrir la portière, il conduit, il prend la peine de me déposer devant le premier hôtel venu, son hospitalité, impossible de faire plus raté, 13h 34, Frontier post, le bureau de Quaiser Butt, rédacteur en chef, il me faut une autorisation pour traverser la Khyber pass, il peut me l'obtenir, on lui apporte de la rue, des épis de maïs, des crêpes épaisses, il les trempe dans une marinade d'épinards, il m'offre du thé vert, Quaiser Butt est une masse de graisse, énorme, à un moment il me demande si je le trouve gros, quoi lui répondre,

5 juillet, couché à une heure, levé à cinq, 450 roupies, location du taxi pour traverser la Khyber pass, détour par l'office tribale, les Pachtouns ont enlevés trois ingénieurs allemands la semaine dernière, on me refile une escorte, pyjama marron et Kalashnikov, un petit vieux à la peau cuivrée, le béret vissé sur son crâne chauve, et un adolescent attardé, un orgelet sur la paupière droite, ébouriffé, il n'arrive pas à se réveiller, même après 100 kilomètres de rodéo,

le premier papier pour Grands Reportages, la GT road, Peshawar-Calcutta, de la frontière afghane en passant par le Pakistan à travers tout le nord du sous-continent indien, je suis de retour, le rédac chef vient de finir de lire ma première mouture, "vous comprenez, c'est le papier d'ouverture de la nouvelle formule, faut que ça claque, comme au cinéma, les premières images, du visuel, que le lecteur soit embarqué immédiatement, là, depuis son fauteuil, qu'il atterrisse dans la poussière de la gt road", le lendemain matin, je lui refais ses premiers paragraphes, version Hollywood, Cecil B De Mille, c'est tellement facile à écrire, ça me demande aucun effort, sauf d'escamoter la difficulté, la seule, celle de,

voilà ce que ça donne, sans ponctuation, "Khyber Pass, frontière afghano-pakistanaise, une route de montagne, un long défilé, de la rocaille, ici commence la GT Road la route mythique du nord de l'Inde, mon taxi déboîte, accélère, sans aucune visibilité, Inch Allah, une heure et demi de slalom entre des camions dont l'épaisse jupe de mailles de fer accrochée sous les pare-chocs, balaye la chaussée, des fortins défilent, semblent abandonnés, à l'intérieur, on fabrique des répliques exactes de toutes les armes du monde, du simple poignard au fusil d'assaut M-16 américain, l'artisanat local, je suis sur le territoire des tribus pachtounes, au siècle dernier l'armée britannique a été défaite à plusieurs reprises par ces guerriers montagnards, je demande au chauffeur de ralentir et de s'arrêter un instant, de là j'ai une vue d'ensemble sur tout le défilé, la Passe, depuis la nuit des temps, les vagues successives d'envahisseurs s'y sont engouffrées, des Aryens aux Moghols, tous l'ont empruntée, avant l'arrivée des Européens par l'océan, les bouleversements majeurs du sous-continent indien suivent cet axe, c'est vraiment, comme le dit Kipling, "l'épine dorsale" de cette partie du monde, d'où son nom, The Grand Trunk Road, la grande artère, le grand tronc",

6 juillet, 22h00 deuxième chiasse de la journée, le soleil m'a tapé sur la tête, ou plutôt, sans doute, j'ai un peu trop confiance, bouffé dans un boui-boui, sans doute la préparation à base de lait aigre et de flotte, y a pas, faire attention, shnourf, du tabac frais haché, pas dû le mettre dans ma bouche, ça ressemble tellement à une grosse boulette de shit bien frais, le mien est liquide, avec de la mousse, j'ai intérêt à être d'aplomb demain, je trouverai un hôtel que 36 heures plus tard, après une nuit de bus, et la frontière à traverser, je veux faire plein de choses, j'en fais déjà pas mal, tout à l'heure, en revenant de Khyber, devant mon hôtel, un jeune mignon, boucles d'oreille, mules dorées et recourbées, chemise entrouverte, fard épais, dans la rue, partout, deux par deux, se tenant par la main, tout à l'heure, le gras marchand afghan "when you're hungry", cette avidité sexuelle, on la sent partout, hier soir, dans sa voiture, Quaiser Butt, complaisant, "les traditions", ce matin, à la frontière, ma vieille escorte flattant les seins d'un jeune giton frisé,

7 juillet, je viens de me faire déposer au musée de Peshawar, vide, un gardien me laisse entrer, belle bâtisse rose, un spectre, les fragments d'un squelette de pierre noire, les globes oculaires presque disparus sous des paupières mi-closes, des veines, sculptées dans la pierre, courent à même la peau, un voile brodé, tendu entre les os, je m'approche, c'est une représentation du Bouddha, période Gandhara, premier royaume bouddhiste au monde, cette partie entre le Pakistan et l'Afghanistan, je traverse rapidement le reste du musée, les gardiens font la sieste, ici et là, sauf un, debout, à moitié nu, tournant lentement sur lui même devant un gros ventilateur, je suis devenu une ombre, la lumière s'allume, les gardiens se réveillent, les ventilateurs au plafond se mettent à s'agiter, aujourd'hui c'est vendredi, tout est fermé, il fait très chaud, beaucoup de mignons partout, ils attendent, simplement, beaucoup de visiteurs, aujourd'hui, jour de prière, me suis fait raser les cheveux par un réfugié afghan, hier, physiquement, ça va de mieux en mieux, la beauté des bazars, à la nuit tombante, les échoppes débordantes, la profusion, visible seulement à courte distance, à portée de main de marchand, le moindre objet prend une apparence de trésor, le soir n'apporte aucune fraîcheur, la chaleur stagne, au coin d'une ruelle, un négociant de thé m'offre son hospitalité, Mir Wali Khan, c'est son nom, les traits fins, un gilet de soie rouge, me décline les provenances, Ceylan, Indonésie, Kenya, la plus recherchée, il verse quelques brins de sa meilleure sélection dans un cône de papier, claque entre les mains, aussitôt un de ses coursiers se saisit du paquet, sort, revient presque immédiatement avec une petite théière, deux tasses à la main, fraîcheur, apaisement, je suis envahi, le liquide délicatement parfumé m'a entièrement lavé,

22h50, sortie sud de Peshawar, air-con flying coaches, les mêmes mercèdes benz rouges, plus ou moins déglinguées, attendent, rangées en épis, devant quatre ou cinq compagnies, les bureaux se suivent à quelques mètres de distance sur le bord de la gt road, le même prix, 130 roupies, la même destination, "Lahore-Lahore", ce que vantent sans discontinuer les conductors, le chauffeur confirme à coups de Klaxon appuyés, des cornes de brume, grasses, profondes, je m'assoie à côté d'un marchand pachtoun, chemise brodée, barbe fraîchement taillée, Kaleem Ahmad fait le même trajet chaque jeudi pour se fournir à Lahore en tissus, la première demi-heure se passe à bidouiller le magnétoscope de bord, on s'arrête même un peu plus loin pour aller chercher un spécialiste, quelques coups de tournevis, l'image saute un peu, des bandes-annonces défilent sur l'écran, des publicités, puis c'est le début des hostilités, des clips ourdous et hindis à plein tube, des bataillons de danseurs qui se dépensent sans compter, fond musical assourdissant, ça fume de tous les côtés, ça chique, des néons colorés, rouges, verts, bleus, pour indiquer les motels à routiers, je somnole, les criaillements de la télé, j'ouvre les yeux, jette un coup d'oeil, les referme, impossible de dormir, des gens montent, descendent, la frontière du Punjab vers deux heures, des check points, cinq heures, il fait clair, une usine Rhône Poulenc, des buffles épais, noirs, luisants, à l'apparence caoutchouteuse, reposent, la tête à peine sortie de l'eau, partout des gens dorment dehors, s'affairent,

8 juillet, lumière, blanche, Lahore vers huit heures au matin, nuit sans sommeil, mon marchand pachtoun me propose de prendre le petit déjeuner avec lui, "anglais ou pakistanais ?" pakistanais pour sûr, face à la gare, on monte à l'étage, du béton, nu, sur les tables, des brocs, des verres, il en rince deux, verse de l'eau dedans, des galettes frites à tremper dans une macération aux haricots blancs et aux piments, je dépose mon sac à la consigne de la gare, un gros, aux dents écartées, la bouche rougie par l'abus de bétel, insiste pour me faire traverser la frontière, van, taxi, sans air-con, avec, 50, 150, 250 roupies, il a tout, il peut tout, je le suis jusqu'à son bureau, il paiera le rickshaw, je sens l'embrouille, des hommes à l'étage, un table vide, de vieux bouts de papier par terre, sortir mon passeport, il est resté à la gare, je dis, comme si je peux m'en séparer, je refuse de payer quoi que ce soit à l'avance, le gros s'énerve, je gueule encore plus fort, je descends avant que les autres se lèvent, le gros me suit dans l'escalier, le conducteur de rickshaw, tout tordu, sa béquille dépasse de son engin, demande à être payer, le gros rétorque, il ne paye que si je traverse la frontière avec lui, je paye la trottinette, lui demande de m'emmener plus loin, il a une voix suraiguë, peut-être des cordes vocales en moins, "it's a very bad man, be carefull !" quand je sors de son rickshaw, près de la grande mosquée, "here, don't trust anybody !" des heures à arpenter la ville, ses sites à touristes, je me décide pour les petits vans qui partent de la gare, les paysans les utilisent pour rejoindre leur village, on est au moins une quinzaine entassés à l'intérieur, ça rentre, ça sort, continuellement, je paye deux roupies, la gt, à cet endroit, est fortement rétrécie, réservée à un usage local, le Pakistan et l'Inde sont en guerre, il n'y a pas de circulation, la frontière se passe uniquement en train, je veux pas quitter la route, mon seul point de repère, je demande alentour, Wagah, c'est le poste frontière côté pakistanais, une vingtaine de personnes agglutinées dans un bus miniature, je paye une roupie de ticket, au village suivant, un autre bus, tout aussi minuscule, tout aussi bondé, Wagah, je me méfie des signes affirmatifs, quand les gens comprennent pas, c'est presque toujours le cas, ils répondent "oui" par politesse, plus d'une fois j'hésite, je tergiverse, un troisième minibus, deux roupies, j'ai juste l'espace de jeter mon sac à l'intérieur, entre des corps, de monter sur le marchepied extérieur, et de m'accrocher au toit comme un autre paysan enturbanné, la route est déserte, je fais les derniers kilomètres qui me séparent de la frontière en plein soleil, en plein vent, le bonheur, au-dessus d'un paysage silencieux, le bus se vide progressivement, je reste seul, je dois traverser la frontière à pieds, il est environ 15h00, les douaniers dorment, je montre mon passeport tous les cinq cents mètres, je crois voir l'Inde, je marche encore, aucune activité, personne, je change mes dernières roupies pakistanaises au noir devant un douanier qui n'en a cure, mon sac commence à peser, l'Inde enfin, les mêmes contrôles indolents, encore vingt minutes à pieds, et le premier village, Attari, un groupe de chauffeurs de taxi comme un essaim de mouches, encore seize kilomètres pour Amritsar, 23h00, the Golden Temple, à l'instant, en auto-rickshaw à l'aller, en cyclo au retour, les gens sont luisants à cause de la chaleur, de jour comme de nuit, comme de la buée, un halo,

j'ai vu, de ces voyages, la disparition, sans doute, à force, mon regard devient errant, plus de point d'ancrage, Léonce habite au-dessus de chez ma mère, au dix de la rue Léopold Robert, c'est un peintre suisse, élève de Loth et de Léger, il sera bientôt vieux d'un siècle, il m'a pris comme ami, depuis dix ans, il est seul, maintenant, presque aveugle, il se bat contre des moulins, selon lui, ses proches le trahissent, il ressasse, indéfiniment, lui volent ses tableaux, je le supporte de moins en moins, maintenant, je l'imagine, seul, à longueur de journées, il écoute la radio, une femme vient lui faire son ménage, en matinée, son repas, il est figé, il dépérit, il meure, il est mort dernièrement,

9 juillet, 12h30, sunday, fatigué, Mohan hotel, la nuit à 840 roupies, une salle de bain presque aussi sale, je reste vautré dans les banquettes du hall, j'observe un groupe de riches, près de la piscine, ils s'apprêtent pour un barbecue dans le jardin de l'hôtel, les femmes sont excessivement parées, les lèvres violettes, fushias, ou orangées, plus elles semblent riches, plus elles sont grasses, les grooms en costumes, crasseux, 13h45, bus stand d'Amritsar, une activité continue, une quarantaine de bus alignés, sur deux épaisseurs, des marchands d'éventails, de verres d'eau rafraîchie, de berlingots de jus de mangue, de stylos, de cricris, passent d'un bus à l'autre, en criant, la chaleur, les moteurs tournent en permanence, suffoquant, je m'assure de la destination, auprès de dix passagers, inscrit à l'arrière des véhicules, "horn please", "use tipper at night", le Punjab est vert, la gt, de ce côté de la frontière, n'a que deux voies, rarement presque trois, des arbres recourbés pour former une voûte, sur la route, court arrêt à cause du passage d'un train, déjà les marchands de trois fois rien, boissons rafraîchies, galettes grillées, se précipitent, la barrière se relève, en passant j'ai le temps de voir les verres de limonade pleins réintégrer un seau recouvert d'une toile de jute, pour filtrer, les glaçons récupérés à part et enveloppés aussi dans de la toile de jute jusqu'au prochain train, 20h15, Chandigarh ressemble à une ville hollandaise, des maisons de poupées, dessinée par Le Corbusier à la demande de Nerhu, un, deux, trois étages, de longs blocs, la ville est divisée en 47 secteurs, tous identiques, sans les numéros, peints un peu partout, impossible de s'orienter,

10 juillet, il pleut ce matin, comme hier matin, une journée cloîtrée dans l'hôtel, à attendre la fin des trombes, je visite le "jardin de pierres", un long labyrinthe de quelques hectares construit récemment, rempli de figurines de toutes sortes, en matériaux de récupération, je joue à cache cache avec des femmes hindous, des bijoux partout, sur les doigts de pied, aux chevilles, belles, maigres, des pauvres, minuscules, très noirs, dorment ici et là, n'importe où, leur écharpe étendue à même le sol, en guise d'oreiller, des couples de pauvres, des familles de pauvres, accroupis n'importe où, au coin des rues, quelques pierres placées en rond, un peu de charbon de bois, des épis de maïs grillent, j'ai dormi au Sunbeam hotel à Chandigarh, et ce soir dans la maison de l'assistant manager de l'hôtel, "to meet foreign people, it's my hobby", j'essaie de comprendre, pour l'instant, ça me paraît assez normatif, j'ai vu comment sa femme le sert, elle reste dans la cuisine, like islamic people, je lui demande, "yes, like muslims", le turban rose pour le mariage, j'ai pas bougé de Chandigarh today, pleasant day, j'ai rencontré des truckers, ça commence à se préciser, la gt est une route comme une autre, un axe important, mais pas autant que Bombay-Delhi par exemple, excellent dîner le soir, grand restaurant, j'ai invité toute la famille, leur petit serviteur assis trois tables plus loin, seul,

11 juillet, fatigué à cause de la digestion, huit heures de route pour 250 km, d'abord le bus, un Sikh encore, il a décoré son pare-brise avec guru Gobin et guru je-ne-sais-plus, le premier et le dernier, dans un cadre, au milieu des deux pare-brises, un montant, les deux gurus l'un en dessous de l'autre, séparés par une horloge bleu acier, plus haut, en anglais, "les passagers sans billet doivent s'attendre à payer dix fois le prix du trajet", pourquoi je remarque ça, j'ai rien d'autre où accrocher mon regard, je suis un étranger, ça veut dire je suis seul, comme un malade, ou comme un fou, des valises par terre, un peu partout, au milieu du trajet, un type long, vêtu de mauve, à la peau mauve, et avec de la peinture orange entre les sourcils, me demande d'où je viens, puis si y a une différence entre l'Europe et l'Inde, je lui réponds simplement, oui, à un autre arrêt, un vieux squelette sans bras vient nous présenter ses moignons, les gens lui glissent des billet d'un roupie dans la poche de son gilet, durant le trajet, je compte pas moins de quinze véhicules accidentés, principalement des camions, la cabine défoncée, plantés contre un arbre, ou couchés sur le sol, des sacs de ciment éventrés sur une cinquantaine de mètres, dans les dernières heures de route, le chauffeur décide de finir de nous exténuer en nous envoyant dans les oreilles, via de puissants haut-parleurs, une musique crépitante, entrecoupée d'histoires drôles, puisque les rires fusent toutes les trois secondes, ça donne l'impression d'une bande qui passe en accéléré tellement les voix sont sur-aiguës, et tellement ça va vite, ça, plus le soleil, la chaleur, la poussière, le vent continuel, mon voisin plein de puces, celui de devant passe son temps à cracher en longs filaments par son hublot, tout cela finit de m'exténuer, un panneau annonce Delhi, je ne vois aucun changement, sauf que la route est plus boisée, plus verte, que les habitations ont disparu, il nous reste trente kilomètres pour arriver au centre, on dépasse quelques bidonvilles, à moitié inondés, le fleuve Yamuna, le grand fleuve de Delhi, on arrive enfin au nord de la vieille ville vers dix-huit heures, en plein embouteillage, la station de bus, je prends un vélo-rickshaw, de l'activité partout, tout est noir, de crasse, de sueur, de poussière, on est coincé devant une décharge profonde, les mouches m'assaillent, tout autour les pauvres ont installé leur campement, des bouts de tentes, des grandes caisses de bois, ils dorment dedans, recroquevillés, du maïs grillé, des sacs d'épices recouvert de mouches, tellement, on ne distingue plus l'intérieur, rouge, jaune, orangé, mon conducteur se retourne sur sa selle, me demande l'heure, vingt minutes qu'on est coincé là, pas moyen de pénétrer plus avant, le vieux Delhi, on finit par progresser, coup de pédale après coup de pédale, je sens quelque chose dans le dos, je me retourne, un cheval me lèche la nuque, mon rickshaw souffle bizarrement, pour essayer de repousser les piétons de sa route, il arrête pas de vociférer contre les autres vélo-rickshaws, les charrues, et surtout les pousseurs de planches à roues sur lesquels une montagne de caisses, de ballots, forment un genre de mur de trois mètres de hauteur ou plus, après une heure, vers dix-neuf heures, on est toujours coincés sur Siddarth, l'artère principale du vieux Delhi, on prend par les petites rues, la même congestion, on tourne et on tourne à n'en plus finir, à la fin, las et épuisé mon rickshaw m'abandonne derrière Connaught place, en fait, il ne risque pas de trouver l'hôtel, c'est, je lui indique une mauvaise adresse,

la disparition de l'amour, brusquement, le temps passe, passera, pour l'essentiel, mes cheveux sont gris, un long voyage, les traces de l'enfance, les autres, éclatent, parfois, ça me retourne, j'entends le bruissement du temps, en moi, j'entends ma propre disparition, je suis pris par un nouvel amour, je reste abasourdi, je m'y habitue, lentement, à d'autres moments, je reste seul, je m'anéantis, ou encore, je construis ma vie, la rigueur, je prends la pose, je me relâche, persiste, le bruissement du temps, en moi, la majeure partie de ma vie se passe au lit, peu importe lequel, pour dormir, pour écrire, le lieu n'a guère d'importance, la majeure partie de ma vie se passe en suspension, le flottement de ma pensée, peu importe laquelle, le même faisceau de sensations, incessamment, elles se reprennent, se tressent, mon véritable espace, le déplacement, le long d'une ligne, la même, brusquement, une autre se superpose, la remplace, s'en éloigne, inflexion, la destination change, la route est différente, elle se déroule, impossible, de comprendre, juste, continuer, marcher, avancer, la route change encore, et alors, un trajet, continuer à avancer, toujours,

12 juillet, autorikshaw de l'hôtel au terminal de bus, il a plu, le vieux Delhi est noir, les visages aussi, les yeux surtout, du terminal de bus, je dois prendre un bus pour me rendre à un autre terminal, à dix kilomètres de là sur la gt, des gens attendent depuis plus d'une heure, le bus n'arrive pas, il arrive, c'est la cohue, j'attends, les gens s'entassent à l'intérieur, ils sont très petits, très maigres, je ne sais pas combien ils sont, je suis près de la sortie, près du chauffeur, le cou plié sous le toit du bus, je regarde de côté, je ne vois rien, des gens essaient encore de monter, une vieille en sari jaune criaille, elle trouve un passage entre les corps, elle est assise sur le marche pied intérieur, ou debout, toujours des vendeurs, de morceaux de noix de coco, goudali, les seaux de poix chiches grillés avec, dessus, un sachet d'échalotes hachées, les gens rôdent autour de moi, je suis le seul à suer, désordre intestinal, fatigue, manque d'habitude, en bus, le vent me sèche, dès qu'on s'arrête, l'oppression, les bus inter-terminaux, le mien, trois cartes postales de Krishna sous verre, Express service, le bus pour Agra, propre, neuf, le conductor siffle, monte, le bus part, j'ai acheté des salties, des biscuits genre tuc, le long des villages, les gens font signe de s'arrêter, l'express s'arrête rarement, dans les villes, des vendeurs de tranches de noix de coco, des enfants, ils descendent un peu plus loin, des camions de bananes fraîches, les régimes débordent, tombent parfois, les remorques à récolte de grains accrochées à des tracteurs, un immense sac de toile, joufflu, presque aussi large que la route, dans l'Aryana, le long de la gt, plein de guest's houses, peint sur un rickshaw "no smoking", hier, arrêt à la réserve de bus, pour reprendre de l'essence, en bidon, aujourd'hui la musique est mieux, "stop horn please", ou "horn please", les deux variantes, indifféremment,

13 juillet, le crépitement des tracteurs, la circulation toujours très dense sur la route, fruits de saison, bananes, mangues, jaune, vert, réclame à l'arrière d'un bus, "super deluxe merodh-condom", scooter bajaj, dromadaires tirant carrioles, beaucoup, après Faridabad, des femmes en saris, magnifiques, construisent la route, elles sont pauvres, donc maigres, et hâlées, comme des top models, elles transportent le ciment et les gravillons sur des larges paniers, elles les disposent sur leur tête, avec grâce, beaucoup de pèlerins, seuls, à pied, en groupe, à vélo, avec des drapeaux, comme les scouts, le clignotant, jamais utilisé sauf pour dire à celui qui klaxonne derrière qu'on l'a entendu, la bande de la cassette devient un peu flatulente, petites habitations en torchis décoré, en terre séchée, en paille, dans les villages, la boue, ça sent le dépotoir, la merde, l'arrêt aux buvettes, le milieu du trajet, un étal à bétel, guirlandes de tabac à chiquer dans des petits sachets de zan, différentes marques, couleurs, qui forment comme un rideau, laissant à peine passer la tête du vendeur, différentes marmites, chaudrons, des petites assiettes en feuille de palmier, qu'on jette après usage, garnies de lentilles jaunes, de friture, des auto-rickshaws à huit place avec un nez comme un bec de vautour, des huttes, des temples de toutes les couleurs, en ruine, ou, au contraire, pimpant neufs,

je me souviens, dans le jardin, place des Vosges, le récit de Jean Deloche, au début du XVIIème siècle, le grand souverain afghan Sher Sha Suri, qui règne deux ans et demi, agrémente la route entre Lahore et Agra d'un système élaboré de gîtes d'étape, de caravansérails, certains, les gîtes impériaux, sont des monuments extraordinaires, selon lui, avec des parties entièrement en marbre, la route est couverte de points d'eau, les voyageurs peuvent s'y rafraîchir, ce qui frappe à l'époque, toujours selon lui, c'est la magnifique allée d'arbres, continue sur plus de cinq cents kilomètres, détruite durant la décadence de l'empire moghol, on privilégie certaines espèces d'arbre pour leur feuillage, mais aussi pour différentes propriétés médicinales, ou pour des raisons religieuses, légende populaire, un homme se prépare à partir en voyage, son épouse souhaite son retour rapide, elle consulte un sage, il conseille au mari de dormir chaque nuit à l'aller sous un tamarinier, au retour sous un margousier, au bout de quelques jours, l'homme est mal en point à cause des vapeurs acides du tamarinier, il revient sur ses pas en dormant sous des margousiers aux vertus curatives, il arrive chez lui guéri,

je me souviens, j'achète des encyclopédies d'arbres et de fleurs, à Londres, et avant à Benarès, je les ai toujours pas ouvertes, je suis à Londres, quarante huit heures, pour demander des détails à un photographe indien sur l'éditing de ses clichés de la gt, j'habite chez Claudio von Planta, un héritier suisse qui a passé sa jeunesse à faire du grand reportage, il est porté disparu dans la forêt vierge en Papoua-Nouvelle Guinée, son père engage des mercenaires à un million de dollars pour le retrouver, on boit un verre, de l'eau gazeuse, à la nuit tombée, dans le jardin de sa charmante demeure londonienne, il me parle de l'Afghanistan, de son retour par Peshawar, sans papiers, on l'enferme quelques semaines dans les geôles pakistanaises, la maffia y fait la loi, comme partout, corruption, comment échapper à toutes les bites qui veulent le forer, pas facile, il a réussi, il s'en souvient encore,

arrivé à Agra après 20h00, soit toujours dix heures de bus pour faire deux cents kilomètres, la fin du voyage est pénible, surtout le passage par Mathura cantonnement, des queues de véhicules à n'en plus finir, une atmosphère moite, moteurs coupés pour laisser passer le train, dans le bus, odeur âcre d'eucalyptus de sueur, dans les autorickshaws, en ville, forte odeur d'huile de moteur mal brûlé, à côté de moi, pendant la moitié du trajet, recroquevillée, une vieille en sari jaune, à la pause, j'ouvre mon paquet de salties, lui en propose, elle refuse, mais ça la met en joie, elle commence à me parler dans sa langue, comme à elle même, en chuchotant parfois, ça enfle, puis survient quelque chose de triste, elle essuie une larme, peu après, le silence,

14 juillet, au petit matin, je suis allé voir le Taj Mahal, vite fait, à pied, 11h 45, Agra fort bus stand, to Kanpur, trois cents kilomètres, vendeur de chaînes en or, long speech, vendeur de tournevis, speech encore plus long, plus appliqué, un gosse, blafard, les yeux brillants, une croix gammée noire sur le sommet de son crâne rasé, dans les bras de son père, une petite fille, noeud rouge dans les cheveux, le khôl barbouillé autour des yeux par la sueur, s'assoie un moment sur mes genoux, mes voisins ont acheté par la fenêtre des glaces violettes à l'eau, elles dégagent une fumée blanche, Firozabad, très chaud, toujours l'influence moghol, les véhicules en panne au beau milieu de la route, quelques cailloux blancs dessinent un cercle autour, un bus arrêté sur le bas côté, dessous, un enfant, nu, des femmes dorment, à l'ombre, le chauffeur répare, une manifestation, cent, deux cents personnes, un parti, beaucoup d'échoppes au bus stand, les gens achètent des concombres entiers épluchés, un marchand de graines grillées effeuille un livre, de chaque page une portion, un trait de citron pour finir la composition, des singes un peu partout, mangent tranquillement, se chamaillent, montent sur le toit des bus, les passagers sucent des glaces à chaque arrêt, qu'ils attrapent par les hublots du bus, mon voisin vient de s'acheter un épis de maïs, il l'épouille et s'enfourne des paquets de grains dans la bouche, temporickshaw, treize personnes autorisées, la police arrête, vérifie, donne des claques au chauffeur en infraction, à l'arrêt, submergé par les mouches, pas de coca, des étales de mangues, à n'en plus finir, partout, c'est la saison, on tape sur le toit pour indiquer au chauffeur qu'on s'arrête là, la musique quasi inaudible quand ça roule, sinon c'est bien, 23h25, je suis dans mon lit, au gt hotel, rebaptisé Citi club hotel, je me dis, je descends la gt road, je m'arrête au gt hôtel, des militaires à l'entrée, pour chasser les chiens affamés, les chats, comme celui que j'ai nourri ce soir avec les os de mon poulet tandoori, entier, faut dire, les poulets indiens, aussi maigres et petits que leurs cuisiniers, toujours, dans les hôtels, le nombre impressionnant d'interrupteurs, tous réunis sur un même bloc, seule une petite partie d'entre eux produit un effet quand j'appuie dessus, les draps propres sont tâchés, souvent moites et sentent l'eau de vaisselle, la crasse partout, les coulées noires, les poignées de porte grasses, l'hôtel gt date des années 70, il est sale, déglingué, il est pourri, au moins autant que mon bus d'aujourd'hui, un bruit assourdissant, toute la carlingue tremble, des jets de chaleur remontent par le trou du levier de vitesse, le moteur de tata est à l'intérieur du bus, des temples partout, souvent les meilleures constructions des villages, les plus fraîches, le bleu violet, le rose, le jaune et le blanc y dominent, des mosquées aussi, beaucoup, même quand la nuit tombe, beaucoup de véhicules circulent sans phare, d'abord ceux qui n'en ont pas, les carrioles, les vélos, puis ceux qui n'en ont plus, ou à peine, un seul phare blafard sur des camions, des tempos, ceux qui s'en servent pour éblouir le véhicule qui vient en face, des briquetteries, c'est à dire une longue cheminée au milieu d'un grand espace de terre-battue et des morceaux de briques fraîches tout autour,

mes étapes font environ deux cent cinquante kilomètres, j'ai beau partir tôt le matin, j'arrive toujours à la nuit, quand je descends du bus, dans le noir, dans une brume épaisse de chaleur, les rares éclats de lumière, pas mêmes un phare malgré le flux incessant des véhicules en tous genres, les ampoules électriques de quelques échoppes, je m'oriente au bruit, aux bruissements incisifs de la ville, la foule se déplace, j'hèle un rickshaw, je profite de cet instant d'apaisement, sentir un vent plus frais, le corps se détendre après une journée de tassement de vertèbres, de contractions en tous genres, quand je suis sur la route, je pense, ce soir, j'écris tout, mais quand j'arrive à l'hôtel je suis tellement épuisé, je me douche, je dîne dans ma chambre d'un poulet, parfois je m'endors avant,

15 juillet, beaucoup d'humains entr'aperçus par mon hublot, partout les marchands attendent assis en tailleur, pliés à l'intérieur de leur petite caisse, 12h45, Ghantaghar bus station in Kanpur, vendeurs d'histoires d'amour en hindi, par paquets de trois, vendeur d'eau, un seau et un gobelet de pèlerin à la main, des petites valises, presque attachés-cases aux marques imposantes gravées sur tranche, "v.i.p.", "aristocrat", recouvertes d'un sac de toile style armée camouflage adapté à la poussière locale, marchands de journaux en tous genres, d'eau, de noix de coco, de pois chiches, toujours des gosses, six-douze ans, pour une fois, aujourd'hui, je veux essayer le bus deluxe mais il n'y en a pas, la seule différence, des appuis-têtes, quelques pompons et la vidéo, celui dans lequel je suis assis est un regular des plus défoncés, le tableau de bord est réduit au strict minimum, cinq cadrans dont trois trous, sur ma droite, dans la rue, entre les échoppes, un temple, c'est-à-dire quatre colonnes carrées, un toit plat orné d'une inscription, et, au fond, une représentation de la divinité, avec tous ses bras, montée sur un tigre, belles couleurs violentes, surtout le rose clair de la chair, un prêtre, gras, le crâne rasé, un autre au fond, assis en tailleur, se prépare une chique de bétel,

16 juillet, 9h15, au bus stand, on va simplement pisser contre le mur à deux pas, toutes ces préparations dans des écuelles de feuilles d'arbre, et le sec dans du papier journal, les saris, les tongues, le dessous des pieds rose ou rouge, la raie aussi dans les cheveux rougie, un gosse et son grand-père, militaire, une roue de bicyclette, une cage avec deux souris, viennent de descendre, mon regard dérive à travers la vitre, deux essieux et un moteur, même pas de siège pour le conducteur qui installe une chaise en plastique, combien j'ai vu au long de la route de camions réduits à leur plus simple expression, on les achète dans cet état, on les emmène chez des artisans qui forgent la carlingue, body, et les décorations,

17 juillet, 14h00, Allahabad-Bénarès, bus privé, même prix que regular, sièges plus confortables, "Varan', Varan', Varan'", on the forehead of the trucks, "national permit, permit for u.p.", les bus se croisent, les chauffeurs s'arrêtent pour discuter, deux minutes, y a un bus à 25, un autre à 35, pareils, j'ai pris celui de 25, en fin de parcours, le conductor descend acheter une bouteille d'alcool, avant d'entrer en ville, défoncé au milieu de la route, un camion, en haut "goods carrier", en bas "good luck", "Jaïpur body builders", 40 watts juste au dessus de mes oreilles,

18 juillet, 22h00, je suis déçu, et je comprends rien, des traditions ancestrales, lourdes, rigoristes, la religion n'est jamais qu'une masse de rituels, le vaste dépotoir qu'est l'Inde, l'eau stagnante, la saleté des gens, leur pauvreté, ailleurs on prend plus de soin à le cacher, je peux pas dire, je vais, j'irai jusqu'au bout, de la route, rien ne m'intéresse là-dedans, paysages effondrés, une lente rumination, la même, j'ai l'impression, de voir tout se féconder, pourrir sur pied, cette agitation, inutile, la répétition, inutile, tous ces êtres dont la vie n'est qu'une suite de rituels, vains, le conformisme, comme partout, comme chez moi, j'en retiens quoi, rien,

je repense aux traditions, archaïques, dans nombre pays, une structure familiale forte, fonction directe d'absence d'état ou d'absence de richesse, tout à l'heure, je regarde le pape, à la télé, rabougri, dans son fauteuil, en train de, docteur de l'église, la belle affaire, Thérèse de Lisieux, morte de la tuberculose, dans son carmel,

19 juillet, 18h15, je viens de faire l'aller-retour, Sarnath, onze kilomètres de Varan', là où le prince Siddarta fait son premier sermon, après son illumination, sous un grand banyan, j'en cueille une feuille, je l'enserre dans un livre, quelques ruines, des monastères et représentations bouddhistes du monde entier, des moines tibétains, trois, plutôt bien nourris, tirés par un conducteur de vélo rickshaw six fois moins épais,

je me souviens, le deuxième soir, à Allahabad, l'astrologue d'une gazette locale, me demande de quand date la culture française, comme ça, pour me souligner que la sienne, l'indienne, fera toujours quelques millénaires de plus, l'apogée, y a dix-huit siècles selon certains, quatre jours à Allahabad, quatre jours sans électricité dans toute la ville, ça ne me dérange pas,

Nietzsche le dit, les rites, religieux, sont fabriqués à l'usage de tous ceux qui n'ont pas accès à l'intuition du divin, afin qu'en gesticulant de manière répétitive, ils respectent eux aussi l'incompréhensible, à force, on oublie comment ça se tisse, les représentations, les gestes, les codes se peaufinent, s'encrassent, après on parle de traditions, de cultures, de civilisations, les adorateurs de Shiva, cheveux longs, un gros chignon, comme une pelote de laine sur le sommet du crâne, plus ou moins peinturlurés, plus ou moins drapés, parfois avec un trident, d'autres, le crâne rasé, une mini couette, derrière la tête, j'en vois de plus en plus, depuis Allahabad, et surtout ici, à Varanasi, et maintenant, les visages changent, la route de tous les mélanges, arabes, moghols, chinois, ce que je vois, différentes formes, différentes couleurs, ce qui ne pourra jamais s'assimiler, le nord de l'Inde, sa plus grande route, la plus vieille du monde, qu'est-ce que j'en sais, c'est facile, de coller du discours, sur des images, fugitives,

20h 45, Sarnath, je reprends, une heure pour faire onze kilomètres, à l'aller comme au retour, sur place, je ne suis même pas resté une demi-heure, je ne vois aucun intérêt aux mémoriaux, aux vestiges imposés, ceux qui se tissent pas directement au fur et à mesure de l'effeuillement de la mémoire, le bus, petit, n'en finit plus de revenir, plus on s'enfonce dans Varanasi cantonnement, plus il se bourre de passagers, plus il s'arrête pour se bourrer, trois services pour assurer le bon fonctionnement d'un bus, la conduite, la vente des billets, la régulation des entrées et des arrêts, sur les bus long courrier, le receveur assure aussi les montées et descentes des passagers, sur les courtes distances, en ville, trois personnes sont nécessaires, le régulateur reste sur le marchepied et arrête le bus aussi souvent qu'il le peut, afin de le bourrer au maximum de clients, aujourd'hui, à l'aller, le receveur est un gosse de moins de dix ans, pieds nus, reste de vernis orange sur les gros orteils, un gros kyste au coin d'un sourcil, et des cratères, de longues enfonçures à l'arrière du crâne, comme des coups de machettes, il est très efficace, le receveur marque au dos du billet combien il doit rendre à chacun, il le fait au fur et à mesure de ses rentrées de monnaie, ceux qui vont le plus loin sont servis les derniers, après chaque arrêt, il fait un calcul mental entre le nombre de billets vendus, moins ceux déjà entièrement parcourus, et le nombre de passagers présents dans le bus, so that il peut savoir combien de passagers n'ont pas encore de billet, fastoche,

20 juillet, 9h55, je me suis levé à quatre heures pour aller voir le salut au soleil, au bord de river Ganga, il pleut, je me retrouve assis sur la minuscule banquette d'un vélorickshaw en compagnie de Munny Lal, le patron d'un hôtel voisin du mien, pour Indiens only, ou junkies, je compte les jours qui me restent, sept nuits, et le lendemain matin je suis dans l'avion, faut que j'accélère, je ne retournerai jamais dans ce pays, rien ne m'y intéresse plus qu'ailleurs, la parure religieuse, eau stagnante, déliquescence, la pourriture du XIXème siècle, impasse continuée, l'abus de procréation, le concept d'humain suppose des conditions normales de température et de pression, ici tout est distordu, je cherche à déplacer le concept d'humain, vers où, me faut-il commencer par recomposer le cadre, the frame, penser de plus en plus vite, gagner de vitesse le temps, au retour, dans un auto-rickshaw, Munny me parle de différentes formes de mort, naturelle, accident, surprise, quand l'âme s'arrache pleine de colère, alors elle erre, elle est prisonnière de sa frustration, des sentiments non apaisés qui ont été ses derniers, avec Munny, on passe devant quelques ascètes assis en lotus, au bord d'alcôves à fleur de pierre, y ressemblent à des bas-reliefs tellement y sont impassibles, on arrive devant une mosquée construite avec les pierres d'un ancien temple hindou, ce qui crée des frictions, forcément, des grillages et des militaires tout autour, on pense à Jérusalem, on a très raison d'appeler ça orient, entre moyen et extrême, l'Inde que je vois, le nord, est ourlé par ces invasions d'islam, Munny m'emmène encore à l'arrière du Temple d'or, le grand temple de Benarès, interdit aux non-hindous, à travers un soupirail, j'aperçois furtivement des petits pieds de femmes, diamants aux orteils, bracelets d'argent aux chevilles, la plante des pieds teinte en rose, elles s'activent autour du linga, phallus de pierre ou de glaise dédié à Shiva, leur petites mains en effleurent le sommet, tous les matins, au lever du soleil, Munny va piquer une tête dans le Gange, depuis un ghat de Varan', "non, c'est pas religieux, c'est sain, c'est bon pour la santé, avant la grande chaleur de la journée, un bon bain dans la rivière, tous les matins", peu de monde aujourd'hui, je le regarde clapoter, tout autour ça se déshabille, ça s'apprête, ça s'immerge, ça crache, ça remue, une crémation coûte le prix d'un quintal ou deux de bois, 150-200 roupies, plus 50 pour l'achat du feu, son frère a un magasin de pierres tombales à Rotterdam, là-bas il sait que la crémation coûte 300 florins, à Bénarès aussi, au bord d'un ghat il y a un crématoire électrique,

si j'écris, maintenant, c'est un luxe de décrier les voyages, d'abord, ça m'a formé, je me suis offert ce luxe, ma jeunesse, voyager, vivre, pauvre, soi-disant, ne pas se soucier de l'utile, écrire, faire une thèse de philosophie, travailler le moins possible, grand reportage, la fin d'une trajectoire, ça intéresse qui de savoir, je suis fils de riche, je veux ressentir des choses, écrire, c'est pas vraiment stupide, c'est un luxe, après je me gausse, je pense, les autres comprennent pas, la fiction des voyages, n'importe quoi, je passe ma vie à rêver, à tenter d'être sensible, des choses me touchent, je veux retranscrire, l'activité commune des écrivains, le ton doux-amer de ce livre, compassé, je décris, je critique, quoi, surtout le monde à l'envers, escamoter la misère, tous les moyens sont bons, je me demande, l'ornement, le pittoresque, des paysages de rêve, sur papier glaçé, les catalogues des agences de voyage, le fond du décor est noir, les guises de la misère, je suis fils de riche, tout à l'heure, je reviens du cinéma, seul, je marche, il est plus de minuit, la foule, dans le centre de Nantes, j'arrive dans une ruelle, derrière la place du Commerce, un pauvre jeune, seul, recroquevillé, sur une marche, y tient sa bouteille, y vacille, y pousse des petits cris, des gémissements, je me dis, quand même, ce monde de désespoir, on le laisse avoir peur, souffrir, seul, c'est extraordinaire, la dose de souffrance imposée à un humain, à travers le temps, la continuation de l'œuvre de satan, l'économie capitaliste, "de marché", c'est la formule, je suis fils de riche, les prétentions intellectuelles, les miennes, la misère, de l'extérieur, je contemple, je m'inquiète, je fais rien, je me dis, il faut se battre, je suis un soldat de jésus, je comprends pas, je suis fils de rien, j'écris tout ce qui passe par ma tête, après je fais quoi,

21 juillet, 5h20, lever de soleil sur la passerelle de la gare de Bénarès, en attendant le train pour Gaya, Ansansol express, retard de douze heures prévu, j'ai pris le bus de sept heures trente, 9h40, frontière entre Uttar Pradesh et Bihar, file de camions sur des kilomètres, on roule sur le bas-côté, en glaise, à moitié effondré, bon chauffeur, il a plu, il ralentit, garde ses distances, je suis assis entre deux moines birmans qui me recommandent le monastère du Buthan pour passer la nuit prochaine, 20h55, arrivée à Bodhgaya après 17h00, soit près de dix heures de route pour 260 kilomètres, le paysage change un peu, plus vert, plus de palmiers, des toits en tuiles épaisses, le Bihar est plus industriel, des mines de charbon à ciel ouvert, pas de cold drinks,

22 juillet, Bodhgaya, monastère du Bouthan, j'occupe seul une vaste chambre d'hôtes au rez-de-chaussée, levé à 2h50, trop chaud sans doute, vers 5h00 les marmonnements bouddhistes, les cloches, les chiens errants, hurlent de concert, j'ai acheté du shampooing, ça commence à me teindre les cheveux, comme les vieux, en orangé, je me sens vieux, je me suis réveillé sur, donner la vie, donner la mort, vie, mort, l'énigme de leur équivalence, c'est le verbe donner qui est seul à comprendre, à partir de Bénarès, le nombre de camions s'est considérablement accru, "rubber house, family planning goods",

23 juillet, minuit, ça y est, je suis à Calcutta, j'ai pris le train à Gaya, du matin à la nuit présente, je me suis levé tôt, je veux accélérer, je pédale à la place de l’esclave, j'arrive plus à tourner le guidon, je m'écorche contre un mur, je cours, je paye une trotinette pour Gaya, à quoi bon, le train a trois heures de retard, je vais voir le chef de gare dans son bureau, au calme, bakshish léger pour avoir un billet, Calcutta, la grande ville,

24 juillet, les truck's owners décident des dieux qui seront peints sur la carlingue du camion, Krishna, Ganesh, gages de richesse, alors que les drivers préfèrent Kali la sanglante, ou Hamuna le dieu singe, parce que ce sont ceux qui donnent la force, le courage, à l'intérieur de la cabine, ils décorent de guirlandes d'hibiscus rouges, autre rappel de Kali,

25 juillet, Calcutta, les ruines de l'empire colonial, le gris étrange des visages bengalis, je travaille avec Aloke Mitra, chief photographer du Telegraph, le plus grand quotidien de Calcutta, on va refaire des photos le long de la gt road, on remonte jusqu'à Chandernagor, l'ancien comptoir, de français, plus rien, une ou deux tombes, un pilier "liberté, égalité, fraternité", effrité, où les gens viennent pisser,

mon premier voyage en Inde, le trait persistant, le suivant, je conserve une barrière, plus ou moins invisible, une sorte de vêtement ignifugé, pour repousser les bactéries de toutes sortes, censées m'attaquer, je mène une lutte, durant tout le temps où je suis là-bas, contre des microbes potentiels, ils sont face à moi, à chaque instant, je les vois, dans la crasse omniprésente, sur un visage vérolé, sur des ongles noirs, sur des pieds sales, une bouche fétide, des odeurs d'excréments, je me suis transformé en forteresse mobile, avec un ordre de mission, arriver au bout, de la route, Calcutta, l'avion du retour, Delhi, Paris, un voyage sur ses gardes, une lutte intérieure, une victoire sur rien, et je dois raconter autre chose, des sensations de bonheur, bien sûr, j'en ai eu, au moins autant qu'ailleurs, mais pourquoi retenir ce vernis glacé, les pages d'un magazine grand public,

26 juillet, la journée n'en finit plus, je la goûte, intensément, j'aime cette brume, de chaleur, diffuse, à l'approche de la nuit, ces odeurs de gaz d'échappement, l'intensité du traffic, la congestion, la métropole, Calcutta, je reste à observer, un étal de readymade, un vendeur de thé, la précision automatique, la valeur répétitive du geste, condense, pour moi, la présence de la mort, au cœur même de la vie, j'attends, patiemment, chaque gorgée fond lentement, dans ma bouche, l'épaisseur du lait, du sucre, le parfum persiste, du talon, j'écrase méticuleusement ma tasse, la terre séchée redevient poudre, je marche, à tomber d'épuisement, vautré sur un banc, j'accepte d'être photographié en compagnie, le souvenir futur d'une petite fille, je serai disparu, je m'empiffre de poisson tandoori, je marche encore, toute est spectacle, surtout les formes, humaines,

27 juillet, 16h55, Dum Dum airport, Calcutta-Delhi, je déguste des mangues dans la salle d'embarquement, les mains poisseuses,

après je pense, l'arbitraire, l'arbitraire de ce voyage, du sujet, aujourd'hui j'écoute, "la folle équipée", des jeunes, un couple, flinguent des gendarmes, la fille, dix neuf ans, elle survit, on s'interroge sur les raisons, l'inflation de paroles automatiques, on cherche une raison à l'arbitraire, on en trouve, à foison, y en a pas, de raison, une irruption de violence, un feu d'artifices, tout le monde le voit, depuis sa fenêtre, c'est donné en pâture, à quoi ça sert, à ça, exactement, à célébrer le lien, son apparence absolue, une grande fête, des images, des histoires, tout ça pour mettre en scène l'arbitraire qui nous constitue tous, à la base, la naissance d'un enfant, la copulation de deux corps, l'arbitraire d'une rencontre, trois fois rien, chacun de nous, des milliards d'humains, le même arbitraire préside à sa fabrication, on invente une grande fête pour le célébrer, elle s'appelle l'information, c'est pour ça que les histoires de mariage de princesses et du type qui fout une balle dans la tête de sa femme passent en premier, dans tous les journaux, sur toute la surface de la terre, le principe, la célébration de l'arbitraire, qui le constitue, nous, chacun d'entre nous, le dénuement d'un enfantement, le dénouement de l'information, voilà,

je déjeune à la brasserie d'en face, avec l'équipe de Grands Reportages, rédac'chef, maquettiste, Transon et son service photo, on commande les cafés, le stagiaire du moment, une longue brune fortement sensuelle, passe dans les environs, elle n'ose, on l'invite à s'asseoir, la conversation devient solennelle, Transon y va de son souvenir de guerre, la Colombie, à la poursuite des narco-trafiquants, dans un hélicoptère de l'armée, juste au-dessus d'un village, une rafale déchiquète le pilote, l'hélico vrille, tombe en feuille morte, Transon s'extrait, l'engin explose, un deuxième hélico arrose les environs, ramasse Transon et les survivants, voilà, Transon en a pas rajouté, c'est pas son genre, il a fêté ses vingt ans en Afghanistan, au plus fort du conflit, n'empêche, chacun reste silencieux, Transon finit avec une voix de fausset, il a loupé son effet,

je viens de parcourir deux numéros de Geo, Transon a la collection complète, produit fade, sans intérêt, moi je veux, faut de l'implication, un genre de sincérité impossible, les voyages, c'est pas une suite d'énoncés généraux, avec décorature, faut pas faire du liant avec des pseudo scènes vécues, le repas qu'on fait chez l'autochtone, ses ustensiles et manières authentiques, rester à la surface, la mesure du monde, en fait, le hasard d'une traversée, si la mer est calme, alors, mais quand la tempête se lève, et pourtant, je fais quoi d'autre, moi, je note quelques impressions, fugitives, des odeurs, des couleurs, des détails insignifiants, la différence, infime sans doute, invisible de l'extérieur, j'essaie pas de les faire passer pour des généralités, ce sont les voyages qui me traversent, à tel point, je ne peux plus revenir, la gt road, l'arbitraire, une errance, les frontières s'estompent, disparaissent, le lointain, lui, se rapproche, il me suffit d'ouvrir la porte, de sortir, dans ma propre rue, la route des Indes, il me suffit de rien, c'est en moi, à jamais, je me perçois comme un indigène, une suite de comportements étranges,

haut 


je trouve mon écriture jamais assez rugueuse, je cherche à arracher tout le liant, c'est de la mauvaise herbe, c'est comme, un jour ça marchera, en attendant, je laisse quelques respirations, le style épique du grand reportage, juste pour voir, un bloc de pierre ancien dans la fondation, un autre voyage en Inde, dans le sud, le Kerala, sans intertitre ni photo, le texte nu, je commence par les encadrés, le resuçé d'une compilation de guides et articles divers, de la parole automatisée,

"le Kerala est le plus petit état de l'Union, une étroite bande de terre termine la pointe sud-ouest du sous-continent, bordé, d'un côté, par les Ghats occidentaux, chaîne de montagne pour se développer à l'abri des grandes invasions, de l'autre, par la côte du Malabar, connu comme pays du poivre, On cueille le poivre quand arrive l'automne, et on l'étend au soleil sur des nattes, comme on fait pour les raisins quand on veut les faire sécher. On ne cesse de le retourner jusqu'à ce qu'il soit parfaitement sec et qu'il devienne très noir ; après quoi, on le vend aux marchands... J'en ai vu dans la ville Calicut, où on le mesure au boisseau comme le millet dans nos contrées. Mohamed Ibn Battouta, 1354, Vasco de Gama y aborde en 1498",

le titre, "le Kerala en fête", simple, maintenant l'article, j'ai pas remis la ponctuation, "des forêts de cocotiers, à n'en plus finir, un enchevêtrement inextricable, comme un brouillard épais, une clairière, de l'eau, le petit matin, des rivières qui se croisent, des canaux, en réseaux serrés, la terre disparue entre le vert de la végétation et son reflet liquide, les longues pirogues noires en bois luisant glissent entre d'étroites bandes de terre, Radjapan Karunakaran, je sais pas d'où vient ce nom, je l'ai forcément trouvé quelque part, Radjapan Karunakaran, le visage émacié, pourquoi émacié, un rappel de la forme des pirogues peut-être, enfonce doucement sa pagaie dans l'eau, à quelques mètres de là, des enfants se lavent devant le pas de leur porte, tout est paisible, comme une nuit lunaire, métaphore, la vie se transporte au fil de l'eau,

le regard toujours fixé au loin, comme absent à lui-même, ça je l'utilise souvent, Radjapan Karunakaran, se laisse dériver jusqu'au bord d'un quai où un groupe de vieux communistes, ses amis, des fermiers comme lui, jouent à la belote, l'année passée, à la fin d'une soirée de palabres parmi tant d'autres, il est exclu de sa section pour d'obscures querelles de voisinage, tout ça je l'ai effectivement glané, mais le fait de concentrer des traits épars en un seul personnage suffit à transformer mon travail en mensonge, il est réintégré le mois dernier, car comment sinon participer à la vie de la communauté, quand je l'ai écrit, j'ai sciemment choisi de souligner les similitudes avec la vie municipale telle qu'elle se pratique un peu partout, c'est de cette manière que j'essaie de gommer le mensonge, celui qui consiste à écrire un grand reportage, le mirage du lointain, impossible pourtant de gommer un mensonge par un autre,

aujourd'hui, Radjapan Karunakaran est venu aider à la préparation des élections municipales qui auront lieu la semaine prochaine, d'ailleurs, un peu plus bas, au milieu des rizières, d'autres militants accrochent déjà des banderoles, incise d'une information générale, le Kerala est la première contrée à avoir élu démocratiquement un gouvernement communiste en 1957, c'est aussi le seul état d'Inde alphabétisé à quasiment 100%, je vérifie pas cette information,

plus tard, dans l'après-midi, Radjapan Karunakaran, heureusement que je peux utiliser copier-coller pour ce nom, doit emmener toute sa famille au carnaval de Koppara, sur la rivière Payippad, des pirogues ne cessent de converger pour assister à la course annuelle de Snakeboats, un épais rideau de corps frange les abords de la rivière, c'est ce que je vois, moi, et pas ce double improbable, Radjapan Karunakaran, chacun joue des coudes, c'est la cohue, des claquements brefs, de plus en plus violents, saccadés, une pluie de mousson, des adolescents bondissent, tentent d'esquiver les coups de matraques de bambou, la police routière, arrivée en renfort, nettoie cette foule dense, agglutinée sur le pont au-dessus de la ligne d'arrivée, un hélicoptère approche, en rase-mottes, une pétarade éclate violemment, un crépitement couvre le bruit du rotor, pour accueillir le ministre de l'éducation, venu assister à la compétition,

une clameur monte depuis les berges, s'amplifie, de gros mille-pattes glissent sur la rivière, cent vingt rames en forme d'amande pénètrent à la même fraction de seconde dans l'eau, deux hommes, debout au milieu de l'embarcation frappent à l'aide de gros troncs sur des billots, la cadence est régulière, souple, un ancien me l'explique juste avant le départ de la première série, donner le rythme aux rameurs est la clef de la compétition, plus on approche du rythme parfait, plus on est sûr de la victoire, d'une rive à l'autre, des supporters, n'y tenant plus, se jettent dans l'eau brunâtre et nagent vers le bateau de leur village,

sur un monticule, des supporters déguisés, l'un en arabe du golfe, deux en femme avec gros seins, se dodelinent, les tours préliminaires viennent de prendre fin, des embarcations de toutes tailles sillonnent le plan d'eau en attendant la grande finale, les sponsors des équipes finalistes, "ciment de Madras", "latex Hindustan", dégurgitent leur slogan à travers des haut-parleurs pendus à des cocotiers, le ministre, accompagné d'une starlette du cinéma local, choisit lui aussi cet intermède pour saluer son monde, vers la ligne de départ, les supporters du village le plus titré, Karitchal, parmi eux, un prêtre chrétien à la barbichette laineuse et en robe blanche, même à l'époque j'aime pas inventer, donc, lui, je l'ai rencontré, comme je le décris, professeur de syriaque de son état, assis un peu en retrait, le parapluie nonchalamment ouvert au dessus de la tête, entouré de quelques notables, il contemple le spectacle, l'issue du combat est déjà écrite, les 403 membres de leur comité villageois de Snakeboat ont collecté plus de vingt mille roupies pour s'assurer les services de la meilleure équipe du moment, celle d'Allepey, la grande ville de la région, la leur est encore trop jeune, trop inexpérimentée, ils ne peuvent pas se permettre de perdre deux années consécutives, question de prestige, le village gagnant devient la référence absolue des environs,

des concurrents éliminés, trempés, la couleur du short déteinte sur tout le corps, retournent en silence vers leur village respectif, un peu plus loin, au détour d'un chemin, encore des cris, des guirlandes de papier jaune accrochées aux arbres, une procession, les jeunes filles d'abord, les enfants, puis les adultes, une autre fête à célébrer ce soir, celle de Sri Narayana Guru, un réformateur kéralais, sorte de socialiste avant la lettre, qui veut changer le destin des castes inférieures, aujourd'hui, il est adoré à l'égal des dieux de la trinité hindoue,

sortir des backwaters pour rejoindre la côte, Ernakulam, Cochin, le centre économique du Kerala, une atmosphère moite, de vieilles demeures coloniales, Dutch Palace, construit par les Portugais en 1557, Bolgatty Palace, ancienne résidence de gouverneur, je me demande si c'est mon hôtel à l'aller, je tourne les pages de mon planet, c'est bien ça, les larges carrelets de pêche chinois sur les quais, le quartier juif, il n'en aura bientôt que le nom, les marchands d'épices, Vasudevan Nair, de ses longs doigts fins, extrait quelques racines d'un sac, du gimgembre chinois, arrivé en contrebande par la région d'Assam, à 76 ans, c'est un négociant réputé, qu'est-ce que j'en sais, je suis pas allé voir les autres, dans sa boutique, Ganesh, le dieu éléphant, et le christ au sacré coeur, la poitrine déchirée, ouverte, dans sa jeunesse il parcoure le Kerala, de long en travers, pour acheter les plus belles récoltes, maintenant il préfère s'occuper d'exportation vers les pays occidentaux, c'est beaucoup plus lucratif, même si la concurrence est féroce, du Brésil à l'Indonésie, à chaque épice correspond la manière d'en apprécier la qualité, pour le gingembre, par exemple, il faut casser la racine, lui se contente d'y jeter un regard distrait pour savoir immédiatement quoi en tirer, de la poudre ou de l'huile, reconnaître la qualité d'un épice est une expérience qui convoque tous les sens, jusqu'à l'ouïe pour distinguer une graine plus ou moins bien séchée,

je sais pertinemment, quand je collecte ces informations, ce sont celles qu'on attend de moi, je sais, les articles de grands reportages sont faits pour ça, des détails, de la couleur locale, l'atmosphère, ce qui peut donner l'impression d'être à un endroit précis à un instant donné, le sentiment de l'ailleurs, à l'autre bout, très loin, sur la surface du globe, quand j'y pense, j'ai passé mes voyages à courir, à interroger des gens, à chercher justement ces détails pittoresques, quand j'y pense, j'ai cherché à dire la vérité, ce que je ressens sur le moment, ce que j'entends, ce que je vois, j'aurais pu tout aussi bien l'inventer, passer une soirée à l'hôtel, tranquille, à pondre un article, quelque chose de beaucoup plus chatoyant, c'est d'une simplicité d'enfant, même dans ce récit la réalité m'empâte, je reste collé à l'arbitraire, ce que j'ai rencontré,

le Kerala est, pour le rédacteur de reportages touristiques que je me force à être, un vaste jardin d'épices, situé à flanc de montagne, ici poussent poivre, cardamome, curcuma, muscade et tant d'autres, des églises multicolores surplombent de longs escaliers, le coeur du Kerala chrétien, des maisons plus riches, des mercèdes, les convertis, issus des castes les plus basses, travaillent dur, ils ont fini par racheter les plantations à leurs anciens propriétaires, la route serpente, elle se rétrécit, sur le front des camions, "Jesus", "Mary", "St-George", "Holly Family", sur un autre "Comrade", sans doute un routier communiste, des virages en épingle à cheveux, et derrière, plus rien, à plusieurs endroits la route est effaçée, comme lavée par la dernière mousson, des forêts d'hévéa, après un col, des petites cahutes de palme bordent la route, elles abritent les travailleurs immigrés de l'état voisin, le Tamil Nadu, ils assurent la basse besogne dans les plantations,

d'un côté la jungle, Periyar avec sa réserve d'animaux sauvages, de l'autre Thekkadi, la bourse de la cardamome, tous les mardis, les gros négociants de Madras, Bombay ou Delhi, s'y approprient en quelques minutes de transaction jusqu'à soixante tonnes de la précieuse graine, je me demande comment on peut ressasser à l'infini les mêmes clichés, on appelle ces collines "Cardamom hills", la meilleure qualité au monde, K.S. Mathew, visage jovial et ventre rebondi, je me souviens, je lui file tout mon humex fournier et lui me laisse sa crève, dont la famille est dans le métier depuis des lustres, m'explique, c'est un "crazy business", trop de fluctuations, les fortunes se font et se défont d'une saison à l'autre, cette année, les producteurs ont demandé au gouvernement d'assurer un prix minimum, juste au bout du village, la frontière avec le Tamil Nadu, d'un côté comme de l'autre de la rue, les mêmes échoppes où des femmes, debouts, de larges écussons d'or fichés au dessus de la narine, brassent la cardamome sur de long tamis, pour séparer les petites graines des grosses, destinées à l'exportation, une odeur intense s'en dégage, un parfum violent, aussi direct que l'éther, la nuit tombe, un peu à l'écart, un temple vishnouiste brille de centaines de petites flammes,

derrière la barrière du poste frontière, quelques singes minuscules taquinent une statue en plâtre de M.G. Ramachandran, un ancien acteur aux rôles de bon père, devenu pour cette raison premier ministre du Tamil Nadu, il a des problèmes de reins, devant les hôpitaux de Madras, des queues de plusieurs kilomètres se forment spontanément pour lui offrir un rein, deux, la vie, à sa mort, son épouse brigue sa succession, mais c'est une autre actrice, M.S. Jayalalitha, celle qui incarne justement sa femme à l'écran, qui l'emporte fatalement, d'ailleurs, elle marie son fils la semaine prochaine, coût de l'opération, trente millions de roupies, l'argent de la corruption, et Madras quadrillé par la police pour assurer la sécurité des invités, rien à voir avec la politique telle qu'elle se pratique au Kerala, du plus humble jusqu'au plus lettré, chacun connaît et discute les dernières évolutions politiques planétaires, c'est ce que je crois remarquer mais, encore une fois, qu'est-ce que j'en sais vraiment,

après la cardamome, le thé, encore plus haut, Munnar et ses environs, du brouillard, un peu de fraîcheur, des collines recouvertes de buissons serrés, d'un vert dense, une sorte de tapis afghan richement brodé, le thé de Kannan Devan, ça résonne comme une formule biblique, ici, tout ou presque, appartient à la famille parsis Tata, la plus grande fortune indienne, partout, sur de larges pancartes, cette devise, "Kannan Devan tea, blended by nature, packed by Tata", de loin en loin, des lotissements pour les cueilleurs, pourquoi je n'en parle pas dans l'article, j'y passe toute la journée, je vais à un mariage, je contemple sans savoir qu'en faire toute cette misère résignée, à quelques collines d'écart, des usines où s'élabore le précieux breuvage, à l'intérieur, un parfum de mousse, de sous-bois, stagne dans les hangars, après la salle de séchage, le hachage, puis la torréfaction, la salle des goûteurs enfin, ils observent le résultat de l'infusion, plus le thé prend une apparence dorée, brillante, meilleure est la qualité, les goûteurs aspirent bruyamment et recrachent comme n'importe quel sommelier du bordelais,

Trivandrum, capitale du Kerala, je m'en aperçois, l'article est conçu comme une suite de cartes postales, c'est, faut dire, je rencontre avant mon départ Harry Gruyaert, photographe flamand de l'agence Magnum, les photos ont déjà sept ans quand Grands Reportages décide de les publier, il me raconte son voyage, un plaisir de touriste, avec sa femme, ce que je ferai aussi, quand je lui demande comment il a construit son sujet, il me répond, il a simplement pris son planet, il s'est laissé porté, très bien, j'arrive à Trivandrum au dernier jour de la fête d'Onam, les palmiers, recouverts de guirlandes lumineuses, transforment l'espace de la ville en pluies multicolores, un Noël indien, les magasins ne dégorgent plus, les tailleurs travaillent jour et nuit pour répondre à la demande, durant Onam, on renouvelle la garde robe de toute la famille, on nettoie aussi la maison de fond en comble, tout cela pour se préparer à accueillir un revenant,

il y a longtemps, plus de mille ans, un bon roi règne au Kerala, tellement bon pour son peuple que le roi des dieux, autrement dit le plus fort du monde, décide de prendre la forme d'un pauvre brahmane, arrivé à la cour du Kerala, comme c'est la coutume, le bon roi s'empresse d'exaucer n'importe lequel de ses voeux, le dieu déguisé répond humblement qu'il ne désire recevoir en partage que la terre qu'il réussira à arpenter en trois foulées, à peine le bon roi d'accepter que le dieu reprend une taille immense, d'un premier pas il enjambe la terre entière, d'un deuxième les cieux, et, n'ayant plus d'espace où poser son troisième pas, le bon roi du Kerala est bien obligé de lui proposer sa tête en guise de marchepied, le roi des dieux enfonce alors la tête du bon roi si profond dans les enfers que son empreinte même en est effacée, quelques temps passent, les Keralites pleurent encore leur monarque, c'est alors que le rois des dieux, pris de remords, descend lui-même au tréfonds des enfers pour accorder à son tour une faveur au défunt, ce dernier demande simplement la grâce, une fois par an, de revenir visiter son peuple tant aimé, voilà la légende d'Onam, cette fête où chaque année les habitants du Kerala célèbrent le retour de leur roi mythique, ce jour là ils astiquent leur maison et se congratulent entre voisins, cherchant ainsi à faire revivre aux yeux du roi ce pays qui ne connaît ni misère ni inégalité, c'est beau, non,

dans cette ville, Trivandrum, située quasiment à la pointe sud du triangle indien, on prépare les chars pour la procession, une rue en contrebas, des éléphants, un casque sur le front, attendent leur heure tranquillement en dévorant quelques palmes, dans un jardin, un peu plus loin, deux acteurs de Kathakali, cet art kéralais ancestral, se maquillent pour le soir, deux à trois heures leur seront nécessaires, des gestes machinaux, ils les répètent depuis l'âge de douze ans, ils n'en seront vraiment expert que passée la cinquantaine, le Kathakali est une ascèse physique où l'acteur apprend à contrôler le moindre mouvement de chacun de ses muscles, une racine de curcuma frottée sur une grosse pierre plate, un peu d'eau, un peu de rouge à lèvres, le tout mélangé sert de fond de teint au rôle féminin, tenu par un homme, c'est ensuite l'habillage, entrelacs de lanières de tissu sur lesquelles on fronce, en les comprimant, d'épais morceaux de draps, plusieurs épaisseurs, c'est long, cette description, vont ainsi ceindre les hanches de l'acteur pour former une vaste collerette autour de son corps, clochettes, bracelets, parements divers, une coiffe de bois en forme de disque, 35° Celsuis, un art de mime, de danse et de récitatif des plus raffinés, tout cela dans une carapace aussi rigide qu'un bloc d'acier,

la nuit tombe, de longues enceintes diffusent à chaque coin de rue leur bon millier de watts de chansons populaires, étourdissant, le spectacle commence, sur un monticule en terre battue, des équipes locales de Kalaripayathi, cet ancêtre kéralais des arts martiaux, se succèdent en démonstrations frénétiques, des armes des plus bizarres, notamment des paires de serpentins en acier souple, comme de longs sabres dédoublés un peu filandreux, claquent sur le sol en gargouillis et étincelles, un compétiteur, les bras attachés dans le dos, terrasse, à coups d'épaules, trois adversaires armés de couteaux, trop fort,

la fête bat son plein, un million de personnes à tout le moins, je les ai compté sans doute, venu des quatre coins du Kerala, peut-être beaucoup plus, les deux acteurs de Kathakali, immobiles, à l'arrière d'un char à la gloire d'une compagnie aérienne, triste emploi pour des artistes aussi exceptionnels, et voici les éléphants, une quarantaine, pour clôre le cortège, ceux qui les montent ouvrent d'immenses parapluies dorés, en forme de cloche, des orchestres de temple, tambours et cors, leur distillent une musique envoûtante, les éléphants remuent la tête en rythme, la musique s'exacerbe, s'exaspère, les joueurs de tambours se regardent, accélèrent encore, leur torse nu se couvre de grosses goutelettes, les cors brament comme des trompes, le dos noir des éléphants se fond dans la nuit, la fête est réussi, happy Onam"

denis bourgeois,

quand je rends la première mouture de cet article, le rédac chef adjoint vient me trouver, non, y faut un personnage principal, Radjapan Karunakaran, par exemple, pour "tenir" l'article, non, pas une suite d'impressions, le pays vu par les yeux de l'autochtone, le pire, je le fais, j'y crois pas une seconde, ce qui est vrai, je suis payé pour écrire des fictions, peu importe, on me demande de les calibrer, je dois me conformer, le goût supposé du public, la garniture de texte, pour enrober des images, chatoyantes,

maintenant, tiré de mon carnet, quelques impressions, fugitives, un autre voyage, le même, arrivé à Bombay en pleine fête du dieu Ganesh, des temples ambulants, des camions ordinaires, à l'arrière, l'idole, la flamme des croyants, ils avancent lentement, devant la musique, ils dansent, frénétiquement, le corps à moitié ou totalement recouvert de peinture rouge,

ce que je vois, disons, les villages, le vert partout, une forêt vierge organisée, clarifiée, je suis des chemins de terre, fins comme des lianes, des belles maisons, en dur, au beau milieu de la forêt, des villages, partout, une clairière, un marchand de pepsi, je m'arrête, tout est calme alentour, bienfaisant,

Kovalam beach, juste après la mousson, la saison n'a pas encore commencé, quelques junkies mangent du poisson grillé, frais pêché, aux devantures, touristes allemands, anglais ou australiens, des restaurants à même la plage, un gros rat passe, entre les tables basses, stupéfaction, frayeur d'occidentaux, je mâche ma grillade, dans mon transat, je savoure, à l'écart, la mer est grise, le sable aussi, une averse violente, de temps en temps, s'arrête instantanément, village après village, odeur tiède de poisson pourri,

Transon, un jour, vient me trouver, il est planté là, dans son papier sur la Suède, l'archipel autour de Stockholm, il a rien à dire, mais vraiment rien, pas même une ligne, il est piteux, je lui invente des pêcheurs aux doigts gourds qui tranchent des lanières de saumons, tout un univers côtier, ça pour y être, on y est, dans l'ailleurs, à Cocagne, dans ce pays merveilleux où tout est pittoresque, où les yeux papillonnent d'un détail au suivant, on y est, pour sûr, tout est tellement palpable, concret, visuel, tout fait tellement vrai, tout est complètement faux,

je reprends, des pêcheurs, du quartier, jouent, avec des coquillages, il faut que la fente soit vers le ciel, ils ont bien bu, ils s'excitent, ils jouent pour de l'argent, hier soir, un village au bord de l'eau, la préparation d'élections locales, quelques vieux communistes rafistolent les banderoles à accrocher, là, juste devant l'arrêt de bus, on discute, ils me présentent leur candidat, un petit jeune de vingt-quatre ans, son ambition, servir le parti, ils sont à peu près sûr de gagner, l'alternance, aux dernières élections, le Congrès est passé, chacun son tour, des chants, des danses, la musique partout, sort de grandes enceintes longilignes, réverbérée par la largeur des canaux, tout se mélange, Onam, les élections, et demain la fête à Shri Narayana Guru, le sage kéralite qui, au milieu du XIXème siècle, a parcouru le Kerala, bâtissant des temples pour les basses castes, il met la religion en miroir, la divinité est en vous, maintenant c'est devenu un genre de dieu, il a ses autels, ses mausolées partout, les guirlandes de fanions jaunes qu'on lui prépare se mélangent à la faucille, au marteau, au rouge des drapeaux communistes, la fête bat son plein, les grappes de jeunes gens, à moitié saouls, ou complètement, chantent à tue-tête, un sur quinze travaille à l'étranger, surtout dans le Golfe, major income, un vieux me donne sa version d'Onam, du temps du roi défunt, les inégalités sociales n'existent pas, il faut maintenant revenir à cet état, les salaires sont élevés au Kerala, les syndicats communistes y sont puissants, pas plus de huit heures de travail par jour, c'est bien,

le dernier soir d'Onam, la fête à son apogée, la cohue dans Trivandrum, on a du mal à se frayer un chemin, Tania pousse des cris, de temps en temps, on lui pince les fesses, à tout bout de champ, parfois violemment, elle me supplie de rester collé derrière elle, je lui achète à dîner, de la viande de boeuf hachée, un bataillon de mirlitons s'acharne dessus à coups de bêches plates,

je suis allé ailleurs pour rester à distance, toujours à distance, aujourd'hui j'écris depuis ma ville natale, je ne rêve plus de lointain, la distance s'estompe, de moi à moi, de moi aux autres, je regrette d'avoir joué cette comédie du grand reportage,

Cochin, le ferry pour se rendre d'une île à l'autre, l'île Wellington, puis celle de Fort Cochin, l'île Wypeen un peu à la périphérie, le ferry boat ralentit, des vieux sacs de toile de jute en guise de rideaux, tout le monde descend, les enfants reviennent de l'école, une église portugaise, un cimetière, un nom sur une tombe, Andrew Gomez Kaithavalapil, les sédiments de la colonisation, à l'entrée d'un temple, dédié au dieu éléphant, des fidèles viennent fracasser des noix de coco, pour appeler la chance, plus loin, à l'abord d'une ruelle, une pancarte, "ici, on a décidé d'arrêter la fabrication d'alcool illicite", sur une porte, la paume ouverte, symbole du Congrès, sur une autre, faucille et marteau, quartier pauvre, quartier de pêcheurs, de bonnes à tout faire, juste derrière les maisons, la mer, vient lécher les façades, un débit de toddy, cette bière à base de lait de coco fermenté, juste au coin, une pharmacie aryuvédique, la médecine douce à base de plantes, de l'autre, un magasin d'état, les denrées de premières nécessités, à prix bas,

un écriteau, Arrack, y en a partout, débits d'alcool brut, 50, 60°, qui s'achète à la dose, 5 roupies les 10 ml, 10 les 20, et ainsi de suite, le local où je pénètre est réduit à sa plus simple expression, même pas une chaise, juste un guichet, une grosse bonbonne en fer blanc, des verres, ici on vient pour recevoir un coup, a kick, trois pêcheurs, accroupis, en cercle, se partagent le demi-litre de liquide transparent, un doigt d'eau gazeuse par dessus, un peu de piment frotté contre leurs lèvres, avant d'avaler d'un trait, ils se mettent à suer à grosses gouttes, tout se passe très vite, les hommes s'y glissent comme des voleurs, ressortent presque aussitôt, le jour où je bois de l'arrack à Cochin, une manifestation à Trivandrum pour commémorer la mort de 75 personnes dans cette même île, douze ans plus tôt, à cause d'un arrack au méthane,

j'écoute la radio tout à l'heure, une histoire d'avion de la twa en flammes, au dessus de Long Island, pas de survivant, je pense au traitement de l'information, la mise en scène du réel, alors que personne, bien évidemment, ne peut parler depuis cet avion qui n'est plus qu'un amas de débris au fond de l'océan, le journaliste pose des questions à l'envoyé spécial, chacun connaît parfaitement la partie de l'autre, les rôles sont interchangeables, chacun dispose des mêmes informations, une dépêche d'agence, sybiline, "un avion de la twa a explosé en vol au dessus de l'océan aux environs de New-York, après avoir décollé sans incident de JFK", mais la forme du discours, l'un servant à établir l'autre comme caution du discours, la source de l'information, sa référence spatiale, l'envoyé spécial, celui qui vient répéter exactement les mêmes mots, ceux de la dépêche, depuis le lieu supposé de l'action, celui qui corrobore l'événement par le simple fait de s'être déplacé pour parler, c'est d'une simplicité merveilleuse, il suffisait d'y penser,

de retour à Cochin, on dort avec Tania dans la résidence officielle, pas dans la chambre d'Indira Gandhi, dans celle de son médecin, même style boisé que la somptueuse chambre d'hôtel à l'aller, mais encore plus grande, plus baldaquin, du coup on passe notre temps à baiser, ou aussi à Periyar, ou partout, c'est elle qui choisit, ça change tout, mon habitude de voyager en solitaire, de faire de la survie, sans raison,

si, je suis assis confortablement, un café rouge et béton, lieu unique, tu parles, à Nantes, en train de finir ce livre, une banquette jaune, c'est chez moi maintenant, le long des berges, l'Erdre, toujours à vélo, je me souviens, le port de l'ouest, Transformator weg, le bruissement d'une autre langue, dutch, le silence surtout, juste au bord, des cargos en eaux profondes, à fleur de ville, Amsterdam, je suis étranger, pendant des années, j'habite un paysage sans en comprendre l'idiome, pendant des années, je demande mon chemin en anglais, je rentre chez moi, je parle une langue slave, je me souviens, ce plaisir d'être seul, au beau milieu des autres, l'intime d'une conversation, amoureuse, au beau milieu des autres, je la poursuis aujourd'hui, je suis seul, j'attends une femme, je renais par sa présence, une parole,

je me souviens de tout, mais je rechigne à planter les décors, à assaisonner de pittoresque, à monter en sauce les situations extraordinaires, les dangers encourus, c'est pas une question de principe, non, c'est une question de goût, de retour du Kerala, après mon deuxième papier pour Grands Reportages, je dois aller causer dans le micro, une idée du rédac chef, joindre au prochain numéro une cassette, la voix des grands reporters, leur "expérience" du terrain, il en a choisi six, je suis le plus jeune, je demande à passer en dernier, j'écoute les autres, leurs souvenirs épiques, savez-vous planter les choux, tel pays c'est comme ça, tel autre comme çi, à la mode de chez nous, vient mon tour, je fais le contraire, je l'ai même pas voulu, c'est malgré moi, y m'ont coupé au montage, y m'ont jamais reproposé de reportage,

c'est d'abord le dernier soir, on traverse Bombay en taxi pour rejoindre l'aéroport, durant tout le trajet Tania me presse la main, de contentement, moi je pense je la quitte, elle reprend son avion pour Amsterdam, on y a vécu ensemble cinq ans, moi le mien pour Paris, elle pleure, c'est la énième fois que je la quitte, c'est la dernière, elle doit embarquer, je la retrouve trois heures après dans la zone d'embarquement, son avion s'envole pas, elle me dit, c'est le destin, de se retrouver encore, je lui réponds, non, aujourd'hui, je pense, dramatisation, lourdeur, je pense rien, je suis passé, par ici, là, autre part, j'ai plus besoin de partir, je cherche même plus de réponse,

après je commence à préparer ce voyage au Caucase, sur les traces de Dumas, une idée saugrenue, c'est sans doute à ce moment que je décide de tout faire moi-même, la photo, le texte, l'organisation, les commandes, tout, c'est, j'oublie, pourquoi je veux voyager, pour montrer, mais à qui, je maîtrise totalement le déplacement dans l'espace, dans n'importe quelles conditions, et après, après, je l'ai déjà raconté,

haut


 

hier, j'entends sur Radio France Internationale un éditeur suisse de guides de voyage, qui font autorité, annonce le journaliste, des guides culturels, pas de détail pratique, comment se rendre de où à là, non, écrits par des spécialistes, des universitaires, qui ont vécu longtemps sur place, qui parlent la langue, connaissent parfaitement la culture du pays, le journaliste insiste, c'est pas le tourisme organisé, l'éditeur répond, j'ai rien contre, un car qui dépose un groupe devant un monument, qui le récupère cinq minutes après, fait moins de dégât qu'un touriste seul qui se baigne à poil devant un village de pêcheurs pour qui c'est un sacrilège, y faut préserver l'écosystème, les cultures, partout où on le peut conclut-il, je pense, c'est comme les réserves animalières, y faut respecter la nature, délimiter des zones protégées, c'est, je pense, mais bon, y faut pas déconner, le must, pour cet éditeur, se retrouver dans une hutte thaïlandaise à contempler au loin, en silence, le petit matin, très bien, c'est justement le rêve peinturluré dans les magazines, cette sensation indéfinissable, l'ailleurs, quelque chose de simple, tellement raffiné, boire la première récolte de thé au printemps dans un village haut perché avec un autochtone, c'est beau, vous pouvez dire que vous l'avez fait, je pense, préserver l'écosystème, c'est sûr, préserver cette harmonie du paysan, une rizière dans l'état du Bihar, au nord-est de l'Inde, c'est, travailler dans une rizière, c'est beau en photo, ces corps de femmes pliés en deux, les mollets dans la boue, là-bas ce sont, je crois, de vastes haciendas, le paysan travaille du levée jusqu'après le coucher du soleil pour l'équivalent de son bol de nourriture quotidien, préserver l'écosystème, au mieux il ira à Calcutta, grossir le flot des cadavres ambulants, préserver l'écosystème, ou alors, mais bon, on peut pas, on peut sentir quand même, voir les portes, elles s'ouvrent, respectueusement, pour accueillir l'étranger, il vient des îles fortunées, de ces îlots minuscules, ils ont noms développement et croissance, ils brillent de mille feux tout autour du globe, Cocagne, le pays des élus, "votre tour viendra" en est le Sésame, leur tour ne vient et ne viendra jamais, il faut voir avec quelle douceur, quelle attention, les exclus accueillent ceux qui viennent des îles fortunées, comment leur yeux brillent d'admiration, de les voir s'aventurer ainsi hors des remparts de leur forteresse, de venir exhiber leur arrogance, leur voyeurisme, leur indifférence foncière, le sens de l'hospitalité est en relation directe avec le sens de la pauvreté,

c'est presque au bout du monde

je suis dans le train pour trois jours, Leningrad-Berlin, dans un coupé, comme ça s'appelle en russe, c'est de la première classe à deux lits, on m'y a mis, l'éponge à alcool, moi, s'y est endormi, je me réveille avec une chaîne au cou, un christ en laiton y pendouille, une fille sur mes genoux, je ne me souviens pas de son prénom, me l'a attaché la veille, il fait froid dans le compartiment, tellement que les vitres gèlent à l'intérieur, à Vilnius, mon voisin descend, après m'avoir ouvert son sac-voyage, comme ça qu'on dit en russe, regorgeant de liasses de roubles, "y a de l'argent en Russie, beaucoup !", je veux bien le croire,

ma barque vagabonde
errant au gré de l'onde
m'y conduisit un jour

j'ai assisté sur la place du palais à Saint-Pétersbourg à la dernière célébration soviétique de la révolution d'Octobre, à la télévision le mur de Berlin s'effondre, je crois, je m'en aperçois pas, c'est un jour de novembre 1989, des fanfares usées de travailleurs, je demande à Sergueï, si je peux en débaucher une, pour qu'elle joue sous les fenêtres de ma cour, dans l'Aviatsionaya, près la gare Vitchiebski, il me regarde mi-amusé mi-interdit, préfère me raconter ses exploits d'alcoolique, à dix-sept ans, pour cette même fête de la révolution d'Octobre, il a bu d'un trait une rousskaya, les 500 grammes, on l'a ensuite traîné dans une poussette tout le temps du défilé, Sergueï est peintre, il travaille pour un journal de mode, comme photographe, c'est avec lui que je fais mon premier reportage, sur les chabaches, ces repris de justice qui construisent des isbas, pour les riches du régime, au fond de la forêt, ça s'est tellement bien passé, à la fin il est allé foutre sa bagnole contre la devanture d'un magasin de son village, juste comme ça, saoul qu'il est depuis 6 jours, je sais même plus pourquoi, j'ai rien vendu, Transon m'a branché sur une agence, Odyssée, l'ancien premier vendeur de Sigma, une cousine m'a dit qu'elle a vu ce reportage publié quelque part, j'en ai jamais rien su,

Youkali,
c'est le pays de nos désirs

après j'ai encore fait le Vietnam, on les amène par charters, déjà classés en bataillon, faut dire, c'est si pauvre le Vietnam, ils se battent pour faire les travailleurs immigrés dans cette Russie décrépie de 1989, y soudoient les fonctionnaires pour obtenir une place, à leur arrivée y sont placés dans des foyers, affectés aux travaux publics, ou dans des usines, à la chaîne, comme partout, y n'ont rien le droit de dire, ils ont peur, sauf un, y me l'a écrit, sur des cahiers d'écolier, je les fais traduire, à mon retour en France, l'année suivante, je reçois une lettre de Thaïlande, y pourrit dans un camp, il est malade, il en crève, de la fièvre, il a pourtant réussi à quitter le monde communiste, je correspond avec lui, j'écris aux autorités pour dire, quoi, pour délivrer un certificat de résistance, après je n'ai plus de nouvelles, au moins j'ai bien mangé, dans ces foyers russes d'immigrés vietnamiens, les nems, la soupe, tout était meilleur qu'avenue de Choisy, celui-là non plus je l'ai pas vendu, je n'ai même pas essayé, à ce moment je fais des scénarios pour la télévision française, je fais une brève apparition comme prof de philo dans un lycée à Orléans, j'ai encore les photos, faites, non plus par Sergueï, mais par un Allemand de l'Est, sur l'une on voit un petit vietnamien ébouriffé en vol plané dans un genre de yoko tobi geri au dessus des dômes aux reflets d'or de la cité des tsars, très bien,

c'est le bonheur, le plaisir

à Leningrad, une fin d'après-midi, avec Lochenkov et sa Nastia, son coiffeur est un acteur de second plan qui vient encore de faire un rôle de Lénine, on boit avec Lochenkov en regardant les cheveux tomber à terre, après il est déjà tard, je me retrouve dans un restaurant en bordure de la Nievski, la tête ballante sur le dossier de ma chaise, seul avec l'acteur, il s'absente un instant pour téléphoner, je me dis, si jamais je réussis à redresser la tête, lève-toi et marche, sinon, dans moins d'une heure, tu seras dans son lit, à te faire défoncer le cul, je réussis à gagner un banc, dans le square d'à-côté, j'y reste assis trois heures, le temps d'envisager un plus long périple, je rentre chez moi en pilote automatique, le lendemain je remercie une de mes voisines d'appartement, elle m'a couché, elle a nettoyé, très bien,

Youkali
c'est la terre où l'on quitte tous les soucis

aux éditions Aurora, les grandes éditions internationales d'art, mon travail est réglé comme du papier à musique, à treize heures j'arrive devant l'entrée sur la Nievski, je prend l'ascenseur, je vais direct à la cantine, c'est l'heure de mon petit déjeuner, après je me rends dans le bureau des maquettistes, on fume des cigarettes, on attend quatorze heures trente, l'heure de l'ouverture des magasins d'alcool, on y va à plusieurs, on met une bouteille de vin dans chaque poche, deux autres à l'intérieur du pantalon, c'est interdit de se promener avec des bouteilles apparentes, le soir venu, on quitte le travail, soit on dîne, soit on va directement au piani ougol le plus proche, un coin à pochetrons, on s’y fournit en alcool plus fort, on marche bien après minuit, pour trouver un taxi, se coucher, parfois on se réveille quelque part, une fois, avec Sacha, "j'aime bien garder la dernière bouteille pour la rue", il aspire la dernière gorgée et lance le récipient vide qui explose au milieu de l'avenue, un milicien, en long paletot gris, nous interpelle, je reste en retrait, je vois Sacha faire des moulinets avec ses bras de géant, il argumente un peu, revient vers moi, l'autre file, qui lui a dit, ce que Sacha m'en dit, qu'il est tout seul, qu'il a laissé son arme de service, sinon il nous aurait embarqué, Sacha s'arrête à un autre piani ougol, pour taper des clopes et s'essayer à la guitare, c'est pas vraiment une réussite,

c'est, dans notre nuit,
comme une éclaircie,
l'étoile qu'on suit,
c'est Youkali,

c'est le début de l'après-midi, je crois, à cette saison, à Leningrad, la fin de l'automne, on fait guère de différence, les heures du jour, de la nuit, tout est uniformément gris, Sergueï Galaï est encore vautré sur son lit, les yeux à moitié fermés, "c'est ça dont j'ai envie depuis longtemps, j'en ai déjà quelques bobines, les yeux clos, oui, c'est ça, les yeux fermés, j'appellerai ça "Sayouze, le rêve, 70 ans de communisme", tu comprends, le rêve, ils auront tous les yeux fermés, une armée de zombies, partout, dans la rue, dans les magasins, les administrations, partout, déclencher juste au moment où le gars laisse retomber les paupières, le rêve, 70 ans de communisme, un homme nouveau est né, un mutant, un zombie, l'homme soviétique, c'est déjà inscrit dans ses gènes maintenant, transformation radicale, irréversible, tu comprends ? un album de photos, style reportage, noir et blanc, ciel d'acier, comme aujourd'hui, tiens, uniformément gris sombre, fond gris, gris sur gris, et les personnages, comme des figurines, avec les yeux clos, toujours... oui, c'est ça, l'homme russe, l'éprouvette soviétique, les manipulations, les yeux fermés, ils avancent, mouvements arrêtés, une jambe en l'air, ça a l'air d'avancer, seulement l'air, la construction du soc, fond gris, uniformément gris, ou alors des lumières artificielles, néons, étalages de boucheries, vides bien sûr, ou à peu près..."

c'est, dans notre nuit,
l'étoile qu'on suit,

je me souviens d'une autre fois, chez moi, dans l'Aviatsionaya, Sacha est arrivé dans l'après-midi, les yeux bien humectés du rouge de l'alcool, il happe une assiettée de soupe, au poisson de rivière, préparée par la vieille Livshitz, ma voisine d'appartement, elle m'a montré les documents, ce qu'il en reste, son père est directeur d'une maison de la culture, petit apparatchik, bon communiste, il est déporté avec sa femme durant les purges de 35, la vieille Livshitz a passé son enfance dans une institution pour orphelins à chanter "merci Staline pour l'avenir radieux que tu nous construis", Sacha pleure en mangeant sa soupe, que c'est pas possible, gadki, toute cette bonne nourriture, on la trouve plus dans les magasins, s'il passe un peu moins d'énergie à boire, peut-être il la verra, moi non plus je la vois pas, en six mois de Russie, le papier, le sucre, c'est rationné en 1989, mais moi c'est pas pareil, je suis étranger, martien, du pays de cocagne, normal, je comprends rien à la chasse à l'aliment, Sacha est le fils de l'ancien maire de Leningrad, dans son kindergarten, Castro l'a pris sur ses genoux, raconte-t-il tout fier, il a fait l'école de cadets Soukhorovki, la plus prestigieuse institution soviétique d'officiers de marine, un grand jour, jour de parade, il a chargé son fusil à blanc et tiré en l'air, l'amiral s'est couché à plat ventre dans la tribune, il a été renvoyé, mais son père lui a évité la prison, il fait des études d'ébéniste, spécialiste de parquetages, les structures de bois qu'on colle derrière pour restaurer les icônes, il travaille à l'Ermitage, c'est là qu'il rencontre Lochenkov, jusqu'au jour où il se fait renvoyer pour ivrognerie, depuis, il construit à la hache des isbas dans les environs boisés de Leningrad pour les riches du cru, Sacha pleure, ne dessoûle pas, tout au contraire repart chercher du breuvage, revient trois heures plus tard, en état de choc, il s'assoie dans un coin de la pièce, sa grosse masse rentrée, réduite à la frayeur d'un petit enfant, il nous raconte une histoire abracadabrante, il s'est fait attaqué, il a été poursuivi dans une arrière cour, il a tué un de ses agresseurs,

mais c'est un rêve, une folie,
il n'y a pas de Youkali

Nievski stansia, le métro, presque liquide, les grandes baies de marbre, cette lumière fécale, les couleurs lourdes, salies, qui virent des intestins à l'anus, cette chaleur d'août, poisseuse, les visages, les mains, jaunes, s'humectent, cette colique qu'on sent prêt à fienter des murailles, des escaliers roulants interminables qui font lentement pénétrer dans l'orifice, et, après, tout le trajet, cette évacuation encore plus épuisante, la queue qui n'en finit pas de s'étirer, en croise une autre qui s'enfonce,

et la vie nous entraîne,
lassante, quotidienne,

une autre fois, ou c'est avant, Sacha me dit qu'il a déjà tué, Lochenkov lui me dit, c'est des affabulations d'ivrogne, Sergueï, Galaï, lui, me dit que Lochenkov, dans une bagarre quelconque, avec des amis, croit tuer un milicien et disparaît dans la forêt pendant quelques temps, ils aiment énormément se battre, et boire surtout, c'est comme ça qu'ils se rencontrent tous les trois, Lochenkov, Sacha, profs de karaté, en leur temps, Sergueï Galaï, leur élève, ils ont trente deux ans quand je fais leur connaissance, moi vingt-trois, je viens de passer six mois à Rome, après avoir réussi à me faire réformer sur le fil le jour de mon incorporation, et puis à New-York, où je retrouve Inna, et Ira, où j'habite chez les Malter sur la West End avenue, tous les jours je vais à Brooklyn les retrouver, Flatbush, flat caps, chapeaux et redingotes noirs, je passe les détails, je reviens à Rome, juste derrière le Fori, près de la Piazza Vittor Emmanuel, j'habite un rez-de-chaussée, dans une sorte de double couloir obscur, une cellule de moine, tous les jours je me rends à Ladispoli, banlieue romaine, en bord de mer, deuxième étape des migrants russes juifs, après Vienne, et avant New-York ou Israël, Inna et Ira sont voisines, elles occupent avec maris et enfants, une pièce chacune dans un pavillon en instance de démolition, qu'un promoteur intelligent a préféré partager en réduits délabrés pour les louer à ces Russes en partance, je connais que son nom, je ne l'ai jamais rencontré lors de mon deuxième voyage en Russie après mon retour de Corée du Nord, je suis allé sur la place de la Fontaine, on m'a dit, si tu cherches quelque chose, trouve la place de la Fontaine, y aura toujours quelqu'un pour te renseigner,

mais c'est un rêve, une folie,
il n'y a pas de Youkali

je repense au train, de Bakou à Makhachkala, si c'est dangereux ou pas, pas tant, par hasard, les pochetrons se battent, je pense à une seule chose, j'ai pas de pellicule assez sensible, avec le flash, j'attire l'attention, bien, je peux pas faire du spectacle avec ce qui n'est pas à l'intérieur de moi, quand j'éprouve une émotion, en attendant de retrouver Nino, elle est si belle, chez les Lesghiens, ça oui, cet homme m'a plu, de parler, simplement, le premier jeudi, avec le vin de Karétie, le dernier soir à Poti, avec la vieille historienne, quoi encore, c'est sans doute ce qui m'empêche d'en rajouter, c'est la même sensation quand je reviens d'Inde, les deux fois, je n'ai rien vécu de particulier dans ces voyages, rien de plus ni de moins qu'en restant chez moi, sans doute moins que tout ce que je peux découvrir, creuser, autour de moi, c'est quand même incroyable, on s'invente des histoires en écoutant des langues inconnues, je fouille dans mes carnets, je tombe sur des notes, je les ai écrites au moment même, de l’action,

28 juillet 1997, dans le train Bakou-Makhachkala, des criailleries d’alcooliques, une famille, deux enfants, je dois retranscrire l’histoire drôle avec l’encyclopédiste français et son porteur azéri, le train roule comme s’il en finit pas d’arriver en gare, ça en finit pas de gueuler non plus, toujours du même côté, ça fait de l’animation, du sang sur sa chemise, en fait, des tuyaux, y en a partout, des derricks, le même ocre jaune avec des touffes vertes, pas facile d’écrire, aux doigts l’inquiétude, ce train est un espace clos, disons l’odeur, j’ai rien écrit, fait peu de photos, je dois retrouver la mémoire de mon expérience, maintenant je suis prêt, 31 ans, la milice arrive, elles s’essuient la bouche d’une épluchure de concombre,

mais la pauvre âme humaine
cherchant partout l'oubli

sur la place de la fontaine, en février 1989, à Ladispoli, banlieue romaine, y a que Russes traficotant, discutant, il y est lui-même, à deux rues de là, une pancarte au cou, cherchant à se vendre, à peine arrivé à Vienne, y se fait voler ses économies, par un escroc local, à cet instant je ne me souviens ni de son nom ni de son prénom, Anton peut-être, c'est le mari d'Irina, il travaille aux éditions d'art Aurora à Léningrad, il écrira une lettre à Lochenkov pour prévoir mon arrivée, j'ai tellement de souvenirs, ça bave de partout,

a pour quitter la terre,
su trouvé le mystère,
où nos rêves se terrent,

à quoi je crois dans le voyage, je regarde ce soir les bus de touristes qui s'arrêtent, les uns après les autres, devant l'Hôtel de Ville de Paris, les grappes descendent, elles mitraillent au flash, sans même s'apercevoir, y a une manifestation, juste devant le monument, des banderoles, des gens assis, au fond, des pauvres sans logement, des crs tout autour, des barrières, pour empêcher quiconque d'approcher y font pas attention, l'arrêt Châtelet, avant ou après l'arrêt Arc de Triomphe, Saint-Michel, on vend un déplacement de décor, l'ailleurs, ça veut dire le nulle part, pour une semaine, de vacances, on se paye un nouvel environnement, comme on vit comme on voyage, le même confort terne, parfois une incartade dans l'autre, un peu de pauvreté, d'étrangeté entr'aperçues, ce réconfort, c'est pas pour nous, avant, seuls les riches voyagent, maintenant les classes moyennes des pays riches, qui sont de toutes façons plus riches que les riches de tous les autres pays, se payent quelques semaines par an de changement de décor, on peut dire, on y est, c'est indéfinissable, et cet indéfinissable fait tout le prix de la chose, même si, à y bien réfléchir, ça représente rien, un vide, dans un univers de confort vide, on enlève à personne son désir d'évasion, bien heureusement, mais ce rêve de voyages est un mythe mal ficelé, ce qui compte, les conditions, le classique de l'ailleurs, tristes tropiques, le prétexte ethnologique, y a-t-il pas finalement qu'une seule façon de voyager, émigrer, et une autre, creuser au plus proche, l'alentour, la proximité, le soi disant familier, le seul voyage c'est le chemin, et le chemin c'est l'effort, et l'effort c'est le désir qui s'éprouve et va au devant de lui même, vers l'autre, amen,

en quelque Youkali,

Iouri Pachkoff est né à Paris, la soixantaine, il a sans doute été photographe de presse, au moins je retrouve dans le Magazine Littéraire une photo de Lacan au tableau noir, "d'un discours qui ne serait pas du semblant", signé Pachkoff, hors cadre, je ramasse avec lui les reliefs de son appartement, déjà, les éboueurs sont passés, ou bien, n'importe qui se sert, Iouri est à la rue, il vient de se faire expulser, un autre matin, je l'accompagne, il veut récupérer des effets, le nouveau propriétaire refuse de les lui rendre, Iouri doit d'abord payer les arriérés, Iouri est à la rue, je pousse la porte de cet atelier d'artiste délabré du quatorzième arrondissement, une odeur violente de pisse de chat, imprégnée dans les murs, Iouri reste sur le pas de la porte, il n'ose entrer, le propriétaire me demande de sortir, et, en passant, d'admirer les dégâts, il a pas fini de gratter une couche épaisse comme ça de merde, les chats de Iouri, des tas de vêtements sales empilés, j'argumente, le propriétaire s'énerve, il m'empoigne, se contracte, essaye de me frapper, je suis relâché, je glisse sur le côté, il tombe lourdement, il s'écorche, dépité, il ramasse une barre de fer, je tente de le calmer, vous voulez quoi au juste, blesser quelqu'un, je demande encore à Iouri, veux-tu enfin prendre quelque chose, Iouri n'ose,

en quelque Youkali,

Ladispoli, c'est le soir, le dernier soir, dans une banlieue de Rome, près de la mer, en triangle, autour de la table, on attend leur fils, et l'autre père, le patriarche avec sa femelle, tyréenne à Atlantique, l'océan, Brighton beach, bottom of Brooklyn, je me suis raconté ce plan, toute la séquence, de manière épique, à quoi bon, quand on aime pas, c'est mon cas, je m'enfonce sur des chemins, je suis un fil, d'autant plus illusoire, je suis relié à rien, à personne, je l'aime pas, elle par exemple, qu'importe, il me reste le récit, tout aussi illusoire, pourtant, c'est exactement ce que j'ai vécu, il n'y a que des faits dans cette histoire, ceci, et ensuite cela, et ainsi de suite, ça m'apporte quoi, rien, à moins que, petit à petit, se dégagent d'autres souvenirs, plus subtils, des éclairs, à la croisée de deux récits, une multitude d'instants, le fil, mon épine dorsale, c'est pas le moment, je liquide d'abord, les faits, toujours les faits,

je propose à Iouri de m'accompagner dans le Caucase, on en discute des nuits entières, Iouri a lu tous les manuels de survie, il se passionne pour le plus petit détail technique dans n'importe quel domaine, il sait tout réparer, il vit de rien, déambule dans Paris, raconte des projets lointains et variés à qui veut bien l'écouter, je l'ai convaincu de renouer avec le journalisme, je suis même allé lui faire tamponner son passeport dans les différentes ambassades, j'attends pour prendre les billets, Iouri a disparu, silence radio pendant trois semaines, je continue mes préparatifs, je vais partir seul, je le sens, tous les jours je passe au café où il a ses habitudes, un matin je l'y trouve, gêné d'avoir à m'expliquer sa disparition, comme d'habitude il me parle d'autre chose, il me parle de l'Inde, où il est jamais allé, "tu vois, Denis, j'avais le projet d'un reportage sur la vie indienne, d'aller vivre six mois dans un petit village, sans rien, avec les plus pauvres d'entre les paysans, j'ai eu peur de tellement m'identifier, de devenir comme eux, j'ai eu peur de ne pas en revenir", je lui réponds simplement, tu n'en es pas revenu,

en quelque Youkali,

Ladispoli, banlieue de Rome, je les accompagne jusqu'au bus pour l'aéroport, je prends la pose des adieux, je retourne finir la nuit, avant le premier bus, au petit matin, quelques heures encore, à attendre, je défais la ficelle, pousse la porte, y a la lumière, encore, je pousse l'autre porte, y a le sommier, nu, des cartons vides, par terre, une paire de chaussures, d'elle, assez usées, son odeur, une odeur assez suave, la trace d'un talon, en sueur, je me roule, en boule, sur un côté du sommier, la chaussure repliée contre moi, le bleu profond du petit matin, je referme la porte, laisse la lumière, s'éteindre, le bus, quand je descend, j'ai toujours la chaussure à la main, je la pose sur un muret, au détour d'un jardin public, j'arrive dans ma cave, il fait très chaud, des paquets de sueur, je dors, j'écris cette séquence il y a de nombreuses années, presque au moment où c'est arrivé, aujourd'hui je ressens un malaise à la retranscrire, je n'ai jamais gardé la chaussure dans la main, je me suis couché pour attendre le bus tranquillement, c'est pas tant, la pente naturelle, mentir en écrivant, très bien, mais l'anéantissement après, le constat, je ne vis donc rien pour devoir me réécrire,

voyager, je me retrouve chez moi, la solitude, j'habite à l'extérieur, je traverse des paysages, je rencontre des gens que jamais plus je revois, exercice continuel de dépossession, je reste étranger, uniquement à moi-même, je reviens dans ma ville natale, je déambule, du métro à la rue, de cafés en trottoirs, mouvement perpétuel, j'observe, toujours, je regarde, un visage, un autre, une main ouverte, abandonnée, sur une banquette, une autre tourne, fébrilement, les pages d'un magazine féminin, des chaussures serrées l'une contre l'autre, les règles strictes d'une apparition en public, les protocoles du contact, l'échange, quoi, j'allume la radio, le défilement continu des informations, elles reviennent en boucle, heure après heure, déclaration de personnalités, spectacle sportif, spectacle diplomatique, catastrophe naturelle, autant dire rien, spectacle, l'univers des échanges, structuré pour déposséder, hors des circuits financiers, difficile de nouer le moindre lien, difficile de voyager,

l'île est toute petite
mais la fée qui l'habite
gentiment nous invite
à en faire le tour

je continue, Manhattan, 5th, 6th avenue, même 7th, les avenues, les rues, tout en perpendiculaires, un bloc, deux, on marche, plutôt elle me tire, elle me griffe la main, elle l'emprisonne dans la sienne, elle tire, parfois elle s'arrête pour dévorer ma bouche, pour m'empêcher de respirer, j'essaye, moi, de lui sourire, toujours j'essaie de lui sourire, comme si, je tiens bon, après elle tire encore, des fois elle me monte dessus, elle agrippe ses cuisses autour des miennes, elle me coince la gorge avec ses bras, elle embrasse, j'ai les yeux exorbités à cause du décalage horaire, elle les embrasse, au début ça fait du bien, après ça brûle, à la commissure des paupières, donc, elle tire, elle étouffe, elle griffe, on finit par arriver quelque part, une petite place, à l'embouchure de deux rues, des basketteurs rendent le terrain minuscule, des grillages autour, elle se dirige vers un magasin d'alcool, elle arrête de tirer, elle ramène un litre d'Absolut, comme en Italie, c'est déjà une mauvaise idée, de prendre le même qu'en Italie, mais bon, elle recommence à tirer, Brooklyn en direct, un arrêt toutes les trois ou quatre stations, Kirk avenue, on descend les marches, ça résonne, des chapeaux noirs partout, des barbes aussi, elle les comprend pas, elle dit, ils sont pas habillés pareil quand ils traversent le désert après avoir fui l'Egypte, elle a raison sur ce point, ils peuvent pas traverser le désert avec des tenues pareilles, ils peuvent pas réussir, on ralentit, elle ne tire plus, on approche de chez elle,

je me souviens, de rien, je me souviens d'un bus, la nuit, entre la grande banlieue et Rome, son visage sérieux, Viktor, son mari, est parti, l'autre bout de l'Italie, ni son fils, où est-il, elle vient chez moi, un bel appartement, au dernier étage, bordé de terrasses, je me souviens plus du nom du quartier, à la périphérie, dans un film de Fellini, je l'ai reconnu, des putes au tapin au coin d'une rue, elle vient chez moi, l'unique fois, ensemble dans un lit, au matin, je trouve une petite tâche noire, je suis obligé de frotter le matelas, je me souviens, cette nuit foireuse entre toutes, je suis aveugle, pourquoi, je la désire pas, déjà, elle me branle rudement, elle s'escrime, sans doute, je finis par bander, je sens rien, elle s'agite, elle manifeste du plaisir, pourquoi pas, après tout, elle m'a eu, je me souviens, je viens de les retrouver, à l'arrière de la voiture du patriarche, un doux vent de printemps, entre les deux épouses, Ira et Inna, elles rivalisent de tendresse, Ira m'émeut, épouse fidèle, Inna m'enlace, l'autre ferme son visage, je le comprends aujourd'hui, après, j'erre sur les routes, d'un point du globe au suivant, je vais même la retrouver à New York, je convains Transon, sept cents dollars, "j'y crois à ton histoire", suivre le trajet des émigrés juifs soviétiques, leur installation, Brighton beach, bottom of Brooklyn,

on entre chez elle, elle me caresse d'un doigt derrière l'oreille avant de pousser la porte, Viktor me serre dans ses bras, elle file à la cuisine, le gosse reste dans l'autre pièce, y m'a salué de la tête, après il est retourné à ses petites affaires, ça lui rappelle des mauvais souvenirs, si ça recommence, au moins y sera pas là pour tout voir, comme l'autre fois, surtout, il a jamais demandé à voir, lui, le gosse, ça me rappelle ma propre enfance, il préfère s'occuper, tranquille, dans son coin, avec ses jouets, enfin, on va s'asseoir dans la cuisine, Inna appelle le gosse, elle lui sert des crêpes, il les avale en moins de deux, y repart aussitôt, tout va bien, on est vite saoul, Viktor est réellement content de me revoir, elle est contente, du coup, on s'entend bien quand on est tous les trois, il aurait fallu personne d'autre, on aurait jamais souffert, ni elle, ni Viktor, ni moi, on boit comme quand on est ensemble, on est vraiment bien, c'est une belle nuit, on est saoul, on a emporté le fond de notre bouteille, on marche dans les rues désertes de Brooklyn, Viktor s'est allongé dans l’herbe, ça fait longtemps qu'il a pas été aussi heureux, il sait tout, ça change quoi, c'est pas sa faute, il se sent bien,

là, rien à dire, même si c'est mal écrit, comme tout le reste, ça se passe bien comme ça, je comprends seulement maintenant, pourquoi j'ai laissé tous les noms, les vrais, je crois, à l'origine, l'aporie de Truman Capote, fiction-non fiction, j'exhauce une prière à cet instant, pourquoi se prosterner, face contre terre, et de quoi, pour se bénir, d'être, ce à quoi on ne cesse de s'évanouir,

en quelque Youkali,

Leningrad maintenant, Lochenkov ouvre la porte du bureau, je suis sur Alla, dans le noir, il la referme aussitôt, izvini, excuse, de rien, elle nettoie les couloirs des éditions Aurora, j'y repense maintenant, elle me plaît, Alla, elle est fine dans son tablier de coton bleu, un visage de poupée barbie, une fois, je vais parler dans une classe de jeunes filles, 16 ans, elles veulent toutes m'inviter, elles me jouent de la guitare, du piano, Chopin, l'une insiste, elle vient chez moi, je la couche, je l'embrasse, sa frayeur consentante, je la regarde filer, la neige tombe, aujourd'hui, toujours, j'arrive pas à dénouer, me comprendre, pourquoi je profite jamais de celles que j'ai l'impression d'abuser, c'est, pourtant, j'en ai trafiqué des sentiments, ou sans doute uniquement les miens,

à l'infini, je peux questionner ma mémoire, lui demander un compte-rendu intégral, minute après minute, mes voyages, tel jour à tel heure, où je suis, qu'est-ce que je fais, pense, ressens, saturé de détails, un amas, une collection, des souvenirs, de Cocagne en Misère, de Misère en Cocagne, l'errance du regard, je suis ici ni là, je reste à la lisière, c'est, pour le dire vite, le même arbitraire, le glissement des effets, les causes de la différence, l'histoire des cultures, d'abord, la profusion, l'environnement se perpétue, d'une génération à la suivante, je crois, je veux pas dire que tout se ressemble, tout est réellement différent, pas besoin d'aller à l'autre bout du monde, un décalage, changez de milieu, comme un faux pas, ça lave le regard, et après, après tout commence,

Kamarova, une station balnéaire sur les bords du golfe de Finlande, à une heure de voiture de Saint-Pétersbourg, une suite de datchas, dans un des meilleurs restaurants coopératifs de la péréstroïka, 1989, les dernières heures du soviétisme, il est médecin, il habite Moscou, il s'appelle Andreï, et c'est un ami d'Andreï, entre eux ils se roucoulent des Androucha à s'en étirer la glotte, une grosse bonbone, de l'eau blanchâtre, des morceaux de pains en suspension, des mouches aussi, elles flottent, un bout de tuyau en guise de pipette, son samagon, de la gnôle, sa recette personnelle, ça a effectivement un goût de levain, de bière mal fermentée, ça cogne, on sent bien le degré, comme disent les Russes, c'est, je me souviens, d'abord, je lui ai rien demandé, il me présente une belle rousse, dans un tailleur rouge, un psychiatre aux formes généreuses, elle coiffe sa crinière en prenant la pose devant la fenêtre, ensuite il m'appelle exorbité de Moscou, les autorités veulent lui retirer l'appartement où sont entreposées les archives de son père, un grand scientifique quelconque, je dois alerter Cocagne, je l'écoute patiemment, aussi, ses pieds mouillés, l'autre Andreï, Dmitriev, qui le porte au dessus des flaques d'eau, pour sortir du camp de chabaches, après, Sacha m'a raconté, le petit chef veut nous faire la peau, y nous poursuit en voiture, du boulot en perspective, Dmitriev, pilote de rallye dans sa jeunesse, j'ai rien remarqué, encore une affabulation,

au camp de chabaches, Sacha est fier de me montrer son oeuvre, tout à la hache, monter ses murs, il creuse une fente le long du tronc pour qu'il épouse bien la forme de celui d'en dessous, il glisse de la mousse en guise d'isolant, d'abord il me dit de ne surtout pas révéler que je suis français, ici les saouleries se terminent à la hache, on enterre les cadavres dans la forêt, puis, à la première occasion, on se passe le verre dans une isba, cent cinquante grammes d'une traite, un quartier de pomme, il exhibe mon passeport à qui veut bien l'écouter, peine perdue, le petit chef me dit que sa cousine habite Paris, il me cite des noms de rues qu'il invente au fur et à mesure, devant mon ignorance sincère, Sacha est dépité, il croit tenir l'attraction de l'année, il en est pour ses frais, je viens à son secours, regardez, j'arrête pas de faire des fautes de grammaire, goguenard, un maigrelet me rétorque, il en fait au moins autant que moi, franche rigolade alentour,

j'ai voyagé hors des limites de Cocagne, non pas immédiatement, c'est presque impossible, je me suis entraîné, depuis l'enfance, à trois ans je prends l'avion tout seul, une étiquette avec mon nom accrochée au cou, petit à petit je m'éloigne, je m'aventure aux frontières, je prends l'habitude d'errer, de plus en plus longtemps, je finis par habiter ailleurs, et encore ailleurs, je deviens un professionnel, de la chose, un peu d'eau, pour me rafraîchir le visage, les mains, un fauteuil dans un café, un banc sous un arbre, je suis chez moi partout, je suis nulle part, je rencontre n'importe qui, pourtant je reste extérieur, indéfectiblement, y a pas plus de Cocagne que de Misère, y a de s'ancrer, de s'y tenir, de se battre, là d'où on vient, parce que c'est la seule chose possible, à un moment j'ai la faiblesse d'écrire sur l'ailleurs, je finis de m'apercevoir, aujourd'hui, les décors ne parlent qu'à ceux qui les habitent, Cocagne se plait à imaginer l'ailleurs et ses confins comme un vaste parc d'attractions, le train fantôme, les indiens, Disney world, les cocotiers, les images du paradis, un cône vanillé, un soda glacé, Cocagne prolifère, même la misère devient un sujet d'emmerveillement, la cité de la Joie, l'autre monde, le pauvre, cette vie vacillante, à la lisière de notre confort, le miroir fabuleux de notre précarité, les piscines des Hilton pour se délasser, après une journée éreintante à marchander dans le souk de Casa, pour ne rien voir, il suffit de posséder des devises, j'ai échappé à Cocagne le jour où, sans l'avoir consciemment décidé, j'ai vécu en Russie sans devise, ça n'a pas duré longtemps, la fin de l'ère soviétique, la pénurie, la péréstroïka, la déliquescence du régime,

j'arrive à Berlin-Est fin décembre 1989, le mur est tombé, moi je viens de passer six mois en Russie, et trois jours, dans un train soviétique, je suis sale, l'angine que je traîne depuis deux mois s'est réveillée, normal, en Russie, pas d'antibiotique, on me prescrit des bains de bouche, des gargarismes au gros sel, pas très efficace, un doux bordel règne à la frontière, je passe avec mon barda sous l'oeil amusé des militaires est-allemands, ah oui, je me souviens, justement, dans le train, à la frontière russo-polonaise, la vieille Livshitz a caché les cartes d'identité de Lochenkov et de Nastia, entre mon linge sale, dans un vieux carton, je commets un crime, les gardes-frontière, des appelés sans doute, m'aveuglent à l'aide d'une lampe torche, baissent le faisceaux lumineux, le remonte jusqu'à mes yeux, dix fois de suite, c'est sans doute dans leur manuel, je rigole intérieurement, ou alors, je suis trop fatigué, pour réagir, ils fouillent vaguement, ils ne trouvent rien,

je change de train, je m'installe dans un compartiment avec une jeune mère et sa fille, je m'essaie à l'allemand, difficile, les mots russes s'inscrivent en surbrillance dans ma tête et brouille mon discours, une grande gare dans le centre, je dépose mes bagages, je suis arrivé à Cocagne, tout brille, je peux tout acheter, d'abord, se purifier, l'adresse d'un sauna public, plan et tickets de métro, besoin de rien d'autre, quelque chose se passe dans ma tête, je sors d'un long rêve éveillé, c'est le carrelage doux et propre du sauna, mixte ici, je m'endors presque, une brûlure entre les pectoraux, je suis obligé de sortir en quatrième vitesse, j'ai oublié de retirer le christ et sa chaîne, je me rince, retourne me faire suer, quand la tenante des lieux surgit pour m'expliquer, des clients se sont plaints, faut se laver avant d'entrer, moi, en Russie, j'ai pris l'habitude de le faire après, ou de me rouler dans la neige, je m'exécute, je me promène un peu, un italien, je m'offre une pizza, une escalope de veau, des frites, du vin, du fromage, des aubergines, une glace, un gâteau, tout, mon cerveau se réadapte, je décide de ne plus attendre, deux heures d'avion, je suis à Paris,

Cocagne réussit à faire passer des villes remplies de misère pour des décors d'opérette, et moi j'y ai participé, ouvrez n'importe quel guide, c'est bourré d'indications sur comment ne voir que musées, monuments, restaurants, "c'est sale quand même, mais qu'est-ce qu'on a bien mangé", les itinéraires balisés, chacun revient content avec sa science de telle ou telle région de l'ailleurs, ici c'est ainsi, les indigènes pensent comme ci, pas comme ça, savez-vous planter les choux à la mode de chez nous, autant pisser dans un violon, si c'est pas malheureux, toute cette industrie du carton pâte, le tourisme, à cause de ma peau trop blanche, dès l'enfance j'ai eu la chance de détester les plages et le sable chaud, je me souviens, je n'ai jamais voulu ramener de souvenirs, ni tapis, ni soie, ni quoi que ce soit, ou alors des objets usuels, ceux que j'ai utilisé sur place, je n'ai rien donné non plus aux mendiants en tous genres, ma charité n'est pas celle des locaux, pas de carte postal ni d'excursion, j'ai tout fait comme chez moi, quand je vais au musée, ici comme ailleurs, c'est d'abord pour me reposer, méditer, m'imprégner du silence qui y règne, je cherche maintenant l'ailleurs à ma porte, je frappe à celle de mes voisins d'immeuble, je veux, même si ça n'a rien d'évident, aborder chacun dans la rue, échanger nos lointains, voyager, vraiment, encore une fois, quelle belle illusion,

haut 


scène primitive, en final, c'est comme, mon voisin, autrefois, du cinquième étage, y répète, "j'ai tout compris ! j'ai tout compris..." en tombant, en slip, y s'écrase, dans la cour, je me demande, si, c'est dégoûtant, par exemple, de le dire, de l'écrire, surtout, il est encore vivant, en chaise roulante, je l'ai jamais revu, du cinquième étage, je me demande, si, c'est obscène, comme à la télé, comme dans certains journaux, si, c'est comparable, je crois pas, la fente de la chatte de Diana, moulée dans un panty, dans une salle de musculation, on la voit, sur les photos, c'est dans les tabloïds anglais, y a longtemps, moi je l'ai vu à la télé, on voit bien aussi, la télé filme les photos des journaux qui montrent des choses obscènes,

quand je suis petit, en bas de chez moi, angle de la rue Léopold-Robert et du boulevard Raspail, en allant vers le croisement Vavin, je vais à l'école, boulevard du Montparnasse, je passe devant un kiosque à journaux, une échoppe, enfant, les panneaux juchés au beau milieu de l'allée, annoncent des combinaisons meurtrières, celles de la semaine, Détective ou Ici Paris, je ne sais plus, je dis combinaisons, le mot évoque à la fois dessous féminins et figures arithmétiques,

sans doute, la majeure partie des gens, moi-même, ne les avons jamais ouvert, ces journaux, mais tout le monde, j'en suis sûr, a laissé glisser son regard, les "il étrangle sa belle-fille après l'avoir sodomisée", ou les "enfermée pendant six mois dans un placard, continuellement abusée par ses bourreaux", bien sûr les titres exacts étaient bien plus incisifs, rédigés par des professionnels de la chose,

la superposition, des strates, finir, un livre, la fermentation, laisser vieillir, quatre ans d'âge, je reviens du Caucase, du jour au lendemain, je change de métier, je deviens chargé de cours, à l'université, ça m'occupe, deux ans, l'éditeur s'inquiète, à quand le manuscrit, je finis par m'y mettre, le récit tourne court, je fouille dans mes tiroirs, je ramasse mes carnets, je fais du remplissage, d'autres voyages, m'apparaît, la comédie, du grand reportage, l'éditeur est mécontent, ça rentre pas dans ses cases, deux ans encore, je crois finir le livre, je le hachure, polir tant et plus, des réductions, je coupe au plus court, aucun détour, reste, en suspens, une question, laquelle, elle surgit, hier, enfin, c'est pas de la comédie, néni, tout est vrai, dans ces récits, pas la moindre invention, aucune fiction, la vérité, laquelle, celle de mes souvenirs, le signe, ultime, de ma pauvreté, il me reste rien d'autre, la vérité, pour me donner l'impression d'exister, reste un écart, la composition, l'ordre, la succession, orientent la compréhension, persiste donc la fiction, celle de l'objet, irréductible, le livre, sa forme, les pages numérotées, jusqu'à la dernière,

je pense, tout le monde les a vues, ces pancartes, elles sont devant tous les PMU, bars-tabacs, maisons de la presse, dans toute la France, le moindre petit village a son "violée et sauvagement assassinée par", peut-être est-ce partout la même chose, dans tous les pays civilisés, les pays riches, ceux qui ont des maisons de la presse, des drugstores, des, comme dans les autres, les pays pauvres, donc, je me dis, c'est ça la culture ambiante, "séquestrée par le mari de sa meilleure amie", donc, je passe tous les jours devant, je jouis du fugitif des images plus ou moins persistantes que de telles accroches produisent en moi, d'abord, je m'en rends pas compte, maintenant je rends mes comptes, la fonction de l'écriture, pas du tout,

surtout, disons, d'accord, je mens pas, du récit, une suite de récits, des souvenirs, je les relis encore, ils n'ont plus aucune saveur, ils sont morts, consignés, dans ce livre, les récits sont vides, à force de les relire, surtout, je mens pas, mais, je corrige, tant et plus, je retire, un détail, un autre, c'est ni la vérité, d'un instant, passé, ni une reconstitution, quelle vérité, alors, celle de l'écriture, enfin, maigre vérité, trois fois rien, à peine, plus rien, voilà,

une fois, à Ecouen, devant la maison de la presse, qui vend aussi des jouets, j'ai huit ans, je me souviens, on est dans la voiture, je demande à mon oncle, le rhumatologue, ça veut dire quoi "partouze", c'est le mot employé sur la couverture du Détective cette semaine-là, dommage, je me souviens plus des termes exacts de son explication, je me souviens, il a pris un ton docte, faussement décontracté, ce dont je me souviens bien, par contre, son explication a rien à voir avec la réalité de la chose, il a réussi à tout emmêler, peut-être, sa seule possibilité d'en suggérer le sens, une copulation collective,

sans oublier la médiocrité des photos en noir-et-blanc, à la limite du flou total, c'est pas non plus inefficace dans la reconstitution sadique qui s'opère en chacun de nous, sans doute est-ce dans les pancartes de Détective que Boltanski a trouvé la source de ses constructions, je pense encore à ces photos dégueux, aux gris baveux, elles transforment le moindre visage en tache, en aplati, en plaque commémorative,

donc, c'est pour dire, par exemple, je crois, y a pas si longtemps, je crois me souvenir, on parle d'interdire la vente en kiosque des journaux de cul, ou alors, sous plastique, l'enrobage, donc, mais les accroches à la Détective, beaucoup plus suggestives que n'importe quelle chatte ou queue en gros plan sur une double-page, donc, justement parce que c'est pas montré, c'est pas suggéré, c'est construit, comme une formule d'algèbre, y a les fonctions, les coordonnées, tout est à sa place, les combinaisons en sont inépuisables,

alors, c'est pour dire, le monde de mon enfance, puisque c'est ça, en gros, un "monde", c'est l'environnement, la succession des expériences, leur répétition, chaque époque, leur répétition surtout, chaque individu, son engendrement surtout, a ainsi son monde particulier, un autre, le même, peu importe, si j'ouvre Le Livre, presque à n'importe quelle page, je ne lis que des enfilades, de noms, l'enfantement de l'un par l'autre,

je veux dire, peut-être, un petit garçon, à cette époque, le début des années soixante-dix, peut-être, à vrai dire, j'en ai jamais parlé à personne, j'y ai même jamais songé avant de commencer à l'écrire le long de ses lignes, peut-être, le garçon en question, lequel, peut-être, il est passé chaque jour, même, plusieurs fois par jour, devant ces affiches, elles ornent toutes les librairies papeteries de France, de Navarre, donc, peut-être, il est passé devant ces pancartes, jour après jour, le temps de son enfance, ce garçon, il a pourtant le même âge que moi, peut-être, il ne les a jamais remarquées,

je sais pas comment le dire, l'harmonie d'ensemble, noire, triste, une humeur, elle court au fil des pages, une tonalité prolongée, au moins je suis allé jusqu'à ce souvenir, la source narrative de mes voyages, une source, il y en a tant d'autres, je les ignore, alors, finalement, la vérité s'estompe, les récits aussi, j'ai rien compris, je suis condamné à recommencer, les voyages, les récits, l'écriture, un livre,

certainement, je pense, c'est, comment dire, très important, je m'en souviens plus, ça a complètement disparu, d'ailleurs, j'ai même pas envie, maintenant, j'ai grandi, d'en ouvrir un, pour voir, comment c'est fait, à l'intérieur, peut-être y a-t-il jamais rien en dessous des couvertures, une par semaine, rien qu'une couverture, un slogan, une gueule en stèle, "sodomisée et étranglée par...", c'est, quand même, quand on y pense, on passe devant, tous les jours, le soir je lis des contes, je fais mes devoirs, j'écoute des chansons, elles parlent du Grand-Soir, et aussi, "Brave pioupiou du XVIIème", j'ai encore l'air dans la tête, à peine j'amorce, j'aligne deux mots, c'est ça les mots, ça évoque, c'est génératif, c'est comme ça qu'on peut décider de se mettre à écrire, puisque, très vite, ça devient eux, les mots, qui vous écrivent, par leur génération, ça évoque, "vous auriez, en tirant sur nous, assa-ssiné la ré-pu-bli-queue !", j'en connais d'autres, des chansons comme ça, quelques unes, de l'époque révolutionnaire de mes parents,

donc, je suis pas malheureux, non, pas démuni, je pense à rien, je pense, sans doute, bien sûr, que toutes les vies d'enfants sont comme la mienne, je pense, bien sûr, sans doute, peut-être, mais quelles différences au juste, je sais pas, donc j'écoute, je vis, je pense, parce que c'est l'idée de mes parents, des gens autour de moi, le monde va changer, un jour, y aura la révolution, mais c'est pas ça, par exemple, je suis petit, j'aime écouter FIP, à la radio, c'est les voix des présentatrices, très salopes, très douces, l'imitation des voix de petites filles,

ce livre est presque fini, après j'en écris un autre, une suite, toujours, de récits, des souvenirs, des impressions, le livre suivant a une autre allure, des couleurs différentes, il mène à une autre source, je comprends toujours pas, je l'ai pas commencé, je l'écris pourtant, et après un autre, et encore un autre, je cherche plus à comprendre, j'écris toujours,

alors, forcément, tout le monde peut bien passer devant les pancartes Détective, "enculée la nuit durant par ses amants", je redis pour l'allitération, faut pas s'y tromper, surtout, j'insiste toujours au même endroit, je déporte, reporte, je sais que les titres en question sont un peu différents, peut-être, certainement, emploient-ils jamais des termes comme "enculer", en fait je rétablis, j'en suis sûr, y a ce mélange de retenu et de promiscuité, on peut même remplacer par une formule anodine, "le mariage de Diana et du Prince Charles", c'est exactement interchangeable, quand on y réfléchit un peu, c'est toujours une histoire de rencontre, d'engendrement, ou de destruction, c'est quand même extraordinaire, je veux dire, pendant des années, celles de mon enfance, certainement, cela existe depuis très longtemps, on dit la scène primitive, je vais jusqu'à croire, ça remonte à la nuit des temps, pourtant, un jour, je suis apparu, donc, cette chose, exactement, elle s'appelle le voyeurisme, le sadisme, l'exhibitionnisme, le masochisme, c'est comme on veut, exposé à chaque coin de rue, dans toute la France, ailleurs aussi évidemment,

donc, c'est ça le monde, une suite de perversions, de crimes, la butée exacte de chaque combinaison affective, chaque semaine, une semaine après l'autre, on a tous ça devant les yeux, on le voit pas, je parle pour moi, je parle des miens, mes parents pensent, tout le monde pense autour d'eux, bientôt ce sera le matin-du-grand-soir, ça a changé depuis, je réussis pas à le dire, parce que je veux parler d'autre chose, je termine quand même, la révolution bolchevique de 1917, le Viet-Nam, le Cambodge, le Laos, vers la place Clichy, dans l'ancien appartement d'Andrée Kartchevsky, il y a sur les murs des affiches "Le peuple du Laos libre", et dans les rues les pancartes Détective,

Il resta conscient jusqu'à la fin et, la main sur la poitrine, commença en temps voulu à réciter les prières prescrites pour cet instant

moi, ce qui m'intéresse dans ces pancartes, c'est bien évidemment que ça m'excite, mais par où exactement, comme si je le sais pas depuis, c'est pour en finir avec ces histoires d'affiches, je parle de mon voisin, je trouve pas d'autre moyen de mettre le "réel", c'est-à-dire, très exactement, n'importe quel potentiel d'effraction, mon imagination, mes souvenirs, sur le devant de la scène,

Tout le temps que durèrent ses souffrances et après sa mort, la grand-mère ne cessa de pleurer au milieu des femmes réunies dans la pièce voisine, mais elle se montra absolument calme pendant l'agonie,

les faits, les vrais, la vérité, toute nue, sortant de l'eau, blanche, belle, une fresque de Puvis de Chavannes, un fessier massif, la vérité, "enculée par", des cheveux noirs, épais, en chignon, elle est belle, la vérité, désirable, le fondu des genoux, le haut des cuisses, des plis, légers, les plis de la vérité, à peine humide, elle sort de l'eau pourtant, non, éclatante de blancheur, une montagne de lumière, la vérité, donc, alors, je veux me souvenir, puisque j'attends quelque chose de cette accumulation progressive de texte,

parce qu'il est ordonné de rendre la mort aussi douce que possible au mourant,

ou alors, non, mon voisin, en fait, y dit, "j'ai tout compris, j'ai tout compris !" en tombant, moi je l'ai pas entendu, quelqu'un me l'a rapporté, soit ma mère, soit Sophie, soit la mère de Sophie, je sais plus laquelle, je le vois pas tomber non plus, je veux pas regarder par la fenêtre de la cuisine la bouillie humaine qui se trouve dans cette minuscule courette intérieure, je sais pourtant, y a les pompiers, la police, le Samu, on me le rapporte, mais je ne veux pas regarder, non par peur du sang, mais parce que je trouve ça obscène, de jeter un oeil dans la tombe de son voisin, ma position a pas changé, quelques quinze ans après,

" Il s'en est allé accompagné de ses propres prières. " Il fut très envié d'avoir eu une telle mort après une vie aussi pieuse

3 novembre 1911, mort du grand-père de Löwy,

simplement, aujourd'hui, simplement tout a changé, puisque je sais, je regarde, aujourd'hui, c'est la raison, j'écris ces lignes, pour commissérer, prier en silence, j'appelle ça "prier", ça consiste à jeter un oeil par la fenêtre, contempler quelques instants le corps brisé de cet homme, non pas même ce corps, mais pour regarder toute la scène, avec les pompiers, ils s'affairent autour, non pas même pour regarder quoi que ce soit, mais pour faire le geste du regard, pour célébrer le fait de croire en quelque chose, quelque chose qu'on nomme le "réel", la cour est vide aujourd'hui,

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textes de denis bourgeois

cocagne aux éditions Champ Vallon

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